Les gars de la marrade

By Philippe Blanchet

Télérama, June 1993


Rock'n'drôles ... Zozos ou zazous, clown ou clones, petits malins ou grands guignols, ils ont mis du poil à gratter dans la soupe binaire. Mais sous le faux nez rouge, se dissimulent parfois d'authentiques créateurs. Bas les masques !

Il y a des choses avec lesquelles on ne plaisante pas. Le rock, par exemple, est une affaire sérieuse.

Une fureur de vivre, une attitude face à l'existence. au-delà de la pose qui cramponne le bras à un micro, ou qui soude le corps à une guitare. Le rock est une histoire souvent grave, parfois tragique, jonchée de rebelles morts pour la cause, tombés dans la neige ou d'un avion, suicidés, électrocutés, pendus ... Bref, on n'est pas là pour rigoler !

Même si les plus grands rockers, de Springsteen à Bono, avouent volontiers s'être lancés dans l'aventure pour des motifs plutôt légers (jouer dans un groupe reste la valeur sûre pour séduire les filles au collège), tous se sont vite pris au jeu, au rôle à tenir, au message à faire passer. Tous, ou presque ! Car depuis toujours, dans cet univers fiévreux et concerné, quelques vilains petits canards dissipés chahutent au fond du car, chiens fous, bouffons ou génies illuminés, cancres éternels et farceurs notoires. Mais sont-ils vraiment différents des autres? Pas sûr! Dans le rock (finalement comme partout, non ?), les pires pitres ne sont pas les moins convaincus ...

Frank Zappa incarne mieux que quiconque ce profil ambigu du farfelu pour qui le rock est une chose bien trop sérieuse pour ne pas s'en moquer. Fils indigne de Satie, frère dégénéré de Stockhausen, ce guitariste aux allures de Groucho Marx hirsute a bâti en un peu plus d'un quart de siècle une des œuvres parmi les plus originales (et les plus délirantes aussi) que le rock ait eu un jour à affronter. Solos de guitare sur fond de couinements de bouillottes (!), bruitages varésiens pour le moins insolites, textes loufoques ou obscènes grouillant de personnages imaginaires hauts en couleur (le sheik Yerbouti, le Grand Wazoo ...), ce musicien inclassable, auteur de quelques sentences définitives – « Le punk est une musique des années soixante faite par des gens qui ne savent pas la jouer pour des gens qui ne la comprennent pas. » – passe volontiers pour le plus atypique des rockers.

Pour un joyeux iconoclaste, sabotant avec application, dans un bruyant capharnaüm, toutes les règles du genre. Mais ne vous fiez pas aux apparences : derrière tout ce délire formel, Frank Zappa (même déguisé en femme à barbe ou en émir en goguette) reste un compositeur des plus sérieux, utilisant le rock pour édifier un Grand Œuvre ambitieux qui a plus à voir avec Stravinsky (son idole) ou Boulez (avec lequel il a travaillé) qu'avec des pitreries de potache.

Son complice californien d'un temps, Don Van Vliet, alias Captain Beefheart, avec lequel Frank Zappa enregistrera en 1975 un disque fameux, Bongo Fury, vient de la même école : dans tous les sens du terme, puisque les deux hommes se connaissent depuis le lycée. Quand il ne joue pas du saxophone pour les baleines, Capitaine Cœur de Bœuf s'adonne volontiers à quelques singulières fantaisies (arriver sur scène masqué, dans l'obscurité, etc.), en beuglant un rock chaotique et brutal, surréaliste à souhait.

Génial touche-à-tout, musicien culte, peintre à ses heures, ce fou furieux, sous ses airs de bûcheron sorti d'un casting du film Deliverance, ne plaisante pas avec le rock, mais fait de l'art avec un grand A, en maniant un humour absurde. On est bien loin de l'ambiance foire aux cancres de La Classe. Ici, c'est Dada, pas Bézu. Nuance!

Les excentricités vestimentaires d'un Elton John peuvent également passer pour un doux délire. Jusqu'à une récente reconversion, le personnage n'en ratait pas une, collectionnait les paires de lunettes les plus incroyables (on dit même qu'il en possède des milliers), et n'hésitait pas à grimper sur scène déguisé en lapin blanc, pour aller sautiller derrière ses claviers. Mais qu'il entonne seulement une de ses tremblantes ballades (spécialité du bougre depuis déjà longtemps, de A song for Guy à Candle in the rain), et le public larmoie. Les clowns sont tristes, c'est bien connu. La folie du bouffon ne cache peut-être qu'une pudeur sans bornes ...

On ne peut pas en dire autant de tous les cinglés, les frappadingues et autres agités du bocal qui plongent la musique dans le Grand Guignol. La plupart de ces spécimens semblent avant tout correspondre à une formule rendue célèbre par le journaliste gonzo Hunter Thompson, en exergue de son bouquin La grande chasse au requin: « Quand les temps deviennent bizarres, les bizarres deviennent pros. »

Alice dans les villes

Au début des années soixante-dix, le hard rock est en pleine effervescence, lorsqu'un grave illuminé nommé Vincent Fumier, rebaptisé Alice Cooper, fils indigne d'un respectable pasteur de Detroit, transforme le genre en une formidable Foire du Trône. Un ahurissant train fantôme, bardé de potences et de chaises électriques, au milieu duquel, un vrai boa constricteur sur les épaules, notre homme hurle que l'école est finie (School's out), ou qu'il a dix-huit ans (le menteur !) et qu'il s'ennuie (I am 18). Personne ne rit : pendant plus de vingt ans, des légions entières de groupes de heavy metal vont avec application pousser un peu plus loin ce sens de la mise en scène et du décorum, pour en faire quasiment une des caractéristiques du genre. Le bizarre a fait école, car le bizarre est pro ...

Côté black music, à l'époque de la rébellion du funk contre l'hégémonie disco, George Clinton, grand maître de la tribu Funkadelic, et son fidèle lieutenant Bootsy Collins, n'hésitaient pas à balancer leurs riffs serrés dans l'enfer détraqué d'une science-fiction de série B. Habillés en Goldorak étincelants, chaussés d'infernales bottes à talons hauts transparents (dans lesquels barbotaient parfois de vrais poissons rouges !), ces maestros marteaux auraient pu passer pour les derniers des gugusses. Mais audelà de leurs frasques, souvent purement formelles, l'histoire ne retient déjà que leurs talents d'innovateurs annonçant la relève, bouffons d'un Prince à venir.

N'est pas fêlé qui veut

Le rock, à travers quelques cinglés généralement persuadés de l'importance de leur mission, a toujours eu besoin d'électrochocs.

Pour être un fou du rock, il faut avant tout y croire. Comme les autres. Peut-être même plus encore. Au premier rang de la classe, ou tout au fond contre le radiateur, le combat reste le même. Ceux qui ont oublié cette règle d'or, qui ont essayé d'aller plus loin dans la dérision, sont vite passés pour des imposteurs et ont vu leur entreprise irrémédiablement vouée à l'échec. Comme Tiny Tim et son ukulélé hawaïen, fredonnant un rock de contrebande « sur la pointe des pieds dans un parterre de tulipes » ( c'est le titre d'un de ses albums !), qui est toujours resté un artiste marginal, uniquement apprécié par une poignée de connaisseurs, spécialistes du énième degré et de l'architecture du Facteur Cheval.

Trop, c'est trop. Dans le rock, le pastiche agace vite (souvenez-vous de Sha Na Na), déprime (souvenezvous de Sigue Sigue Sputnik) et ne fait pas recette ( connaissez-vous Dino Lee ?). On ne se moque pas impunément de son credo. Toutes les excentricités sont permises tant que l'on ne touche pas aux raisons d'y croire. Malheur au rigolo qui oublie les limites au-delà desquelles on ne badine pas avec le rock : une histoire de fous très, très sérieuse.