Zappa 2

By Rolf-Ulrich Kaiser

Actuel, February 1970


Part 1 of this interview

Faites-vous de la pornographie ?

La pornographie est une invention de la morale bourgeoise. Cette expression juridique est un anti-mécanisme. Rien n'est sale ou répugnant. Aux U.S.A., certains mots de quatre lettres sont tout simplement interdits. Je trouve ça vraiment ridicule. Tout est combine entre politique et pornographie. La définition de « porno » par l'« Establishment » touche aussi nos textes. Je refuse maintenant de discerner ce qui est décent de ce qui ne l'est pas.

Comment voyez-vous une société nouvelle ?

L'idéal serait une société sans gouvernement. Mais je pense qu'il nous faudra attendre 500 ans avant d':tre mûrs pour cela.

Que faire en attendant ?

Nous devons tout faire pour que ce gouvernement soit plus démocratique, pour que la volonté du peuple soit écoutée. La démocratie d'aujourd'hui est une blague ; ses représentants ont perdu tout contact avec le peuple. Certaines personnes de ce gouvernement ne s'occupent que des affaires qui sont rentables pour eux-mêmes. Leur intérêt personnel passe avant celui du peuple. Tout cela devrait être aboli. Je n'ai aucune confiance dans le gouvernement actuel. Je ne crois pas ses informations, je sais qu'il ment et qu'il continuera à tromper le peuple.

La situation est-elle désespérée ? ...

Pas forcément. Il y a urgence. Le peuple est en train de découvrir son jeu. Le seul problème est que personne n'a encore proposé d'alternative sensée. Ce ne sont pas les élections qui ont lieu tous les quatre ans et auxquelles se présentent toujours les mêmes vieux qui changeront quelque chose. En fait tout ceci est insené.

Etes-vous anarchiste ?

Chez moi, lorsque je suis libre ; mais au fond, je sais que ça ne marcherait pas. L'anarchie ne peut fonctionner avec un peuple qui est loin d'être cultivé et civilisé et qui souffre encore de la faim. Si ce n'est de la faim, c'est de cette aide émotionnelle, qu'il ne reçoit pas. Il faut refuser cette société désagréable et injuste. Mais on ne peut pas dire d'un seul coup : « Voilà, vous êtes libres, vous pouvez faire ce que vous voulez, il n'y a plus de gouvernement ». Ce n'est pas possible; les gens ne sauraient plus quoi faire et s'entredévoreraient comme des bêtes. Il faudrait les éduquer. Est-ce encore possible ? Ce serait l'idéal si notre public était politisé et possédait une conscience sociale ; un public engagé, avec lequel il ne serait plus. utile de parler, et qui serait sensible à ce que nous faisons. Mais, d'autre part, qui sommes-nous pour vouloir nous attribuer un public qui ne fasse qu'un avec nous ? Il nous faut donc éduquer peu à peu le public, faisant en sorte que cela lui soit agréable.

Quel est l'avenir des Mothers of Invention ?

Le ton change continuellement. Tout sera différent dans six mois, il y aura encore un changement radical.

Ce changement est-il définitif ?

Non. C'est l'expérience et la personnalité du groupe qui feront ce changement. Nous ne sommes plus des Teenagers, mais nous sommes encore assez jeunes pour évoluer ; dans le sens émotionnel. Tout ce qui est nouveau, nous l'assimilons et on le retrouve dans notre musique.

Cette nouveauté est-elle uniquement émotionnelle ?

Pas forcément : notre technique musicale s'améliore chaque jour. Au début nous avions des difficultés à jouer en 5/8 ou en 7/8 ; aujourd'hui, cela ne nous gêne plus, notre technique est parfaite. Les morceaux que nous abordons maintenant ont un rythme tellement complexe, qu'il est dur de les écrire.

Répétez-vous beaucoup ?

Le plus possible. Plus nous répéterons, meilleurs nous serons. Actuellement nous nous rencontrons 4 à 5 fois par semaine.

Etes-vous satisfaits des moyens techniques qui vous sont offerts ?

Pour le moment nous essayons d'avoir notre propre studio. Aujourd'hui même, j'ai prévu les plans d'équipement de notre nouveau studio. Ce sera une technique .d'avant-garde. J'ai beaucoup d'idées pour l'avenir de la musique électronique. J'aimerais que la science devienne un art. Le gros problème est le prix des installations.

Votre musique ne risque-t-elle pas, avec toutes ces expériences, de perdre son contexte social, de devenir de l'art pour l'art ?

Au début, nous aurions pu être plus intransigeants avec nous-mêmes. Mais j'ai d'abord cherché à rendre nos idées accessibles, même si l'auditeur ne les comprend pas. Jusqu'à maintenant nos textes étaient assez simples pour qu'un idiot les comprenne, mais c'est la musique qui avait une chance d'accrocher les intellectuels. Tout ceci est équilibré de façon à intéresser l'auditeur moyen.

Quel est le plus important pour vous : l'expérience, ou la société ?

Eh bien... Je suis compositeur. Je préfère écrire la musique, c'est ce qui m'apporte le plus. Mais je me sens en même temps une espèce de responsabilité vis-à-vis de ce qui doit être fait, vis-à-vis de la société. Tant que celle-ci n'aura pas changé, j'aurai ce complexe de culpabilité. Je crois fermement que ce que nous faisons en ce moment est très utile, que notre musique est très fonctionnelle.

Maintenant, vous avez votre propre maison de disques ?

Oui : deux marques : Bizarre et Straight. Bizarre va être diffusé par Warner Bros, et Straight par CBS.

Comment êtes-vous financés ?

Nous avons reçu une première avance de Warner Bros, distributeur de nos disques, qui nous permit de produire nos premiers disques Bizarre. Ils savaient que nous étions les seuls à pouvoir faire cette sorte de musique.

Comment sont payés vos musiciens ?

Ça dépend des contrats individuels.

Quelle est la quantité de disques produits ?

Ça dépend des albums : entre 10.000 et 100.000. Par exemple, « Wild Man Fisher » 10.000 et « Uncle Meat » 100.000.

L'affaire tourne bien ?

Oui, ce n'est pas une grosse maison de disques. Mais si l'on considère le genre de musique et le marché restreint qu'elle représente encore ... Nous n'avons rien gagné non plus. Depuis 1968, il n'y a eu que des dépenses. Nous n'attendons pas de gros bénéfices. mais pour l'instant, nous en sommes toujours au stade des investissements.

Vous avez quand même réalisé quelques bénéfices ?

Bien sûr, il faut que notre firme tienne le coup et que notre programme se réalise. D'ailleurs, ce n'est pas si mal de gagner un peu d'argent, d'autant plus si on travaille dur. Je suis loin d'être communiste !

Quel est votre programme ?

Nous avons un groupe qui s'appelle « Alice Cooper » que j'ai entendu pour la première fois dans une cave. Ils travaillent depuis longtemps ensemble, et personne ne se souciait d'euxè C'est un mélange de « Jefferson Airplane », de « Velvet Underground » et des « Beatles ».

Il y a aussi le dingue ... ?

Wild Man Fisher ... Il est dingue. Malheureusement. Il est fou parce que sa mère l'a mis à l'Hôpital psychiatrique quand il était encore à l'école.

Et maintenant il raconte sa vie dans ses chansons ?

Oui, et il explique pourquoi il pense être normal. C'est dur d'écouter ça, ses chansons sont trop réalistes.

Et « Captain Beefheart » ?

On est copain depuis 12 ou 13 ans. Il a fait un album chez nous avec son Magic Band. C'est un mélange dé Blues et de Jazz d'avantgarde ; de plus, les textes sont bons. Sa musique est très étrange et se dégage complètement du Rock. Les structures sont interchangeables. Tout y est différent des autres groupes, l'harmonie aussi bien que l'esthétique.

Vous êtes aussi copain avec Lenny Bruce ?

C'était un grand comédien américain. Mais, l'album réalisé n'est pas une comédie. C'est une information sur les abus de la justice aux U.S.A.

Qui sont les G.T.O.'s? Font-ils partie des « Groupies » ?

Oui, il en font partie.

Vous êtes-vous spécialement occupé de ce phénomène ?

Oui, ça n'a rien de nouveau : on trouve partout ce genre de filles : certaines aiment beaucoup les routiers, d'autres préfèrent les marins, les écrivains ou les vedettes de cinéma ... Les Groupies sont pour celles qui aiment la Pop Music.

Est-ce sur un plan érotique ?

Absolument. La plupart d'entre elles rêvent de passer la nuit avec le musicien ; et celles qui ont le plus de succès auront leur chance. Les G.T.O.'s, qui sont californiens, parlent de tout ça dans leurs chansons.

Pourquoi avez-vous fait un disque avec eux ?

Je pensais qu'il était intéressant pour ces filles qui habitent la province, de pouvoir comparer leur vie à celles de ces chansons.

Le disque qui raconte l'assassinat de Kennedy a une étrange pochette ...

Il y a un portrait de Kennedy sur la couverture ; à l'intérieur il y a une carte des U.S.A datée de 1969. Sur cette carte sont indiqués les endroits où ont eu lieu des assassinats et l'emplacement de tous les camps de concentration américains. En-dessous, il y a une carte de l'Allemagne en 1939 montrant les camps de concentration de l'époque. La comparaison entre l'Allemagne d'alors et l'Amérique d'aujourd'hui est claire.

Actuellement, vos seules préoccupations sont les Mothers of Invention et votre maison de disques, n'est-ce pas ?

Nous cherchons aussi à finir notre film : « Uncle Meat ». II nous faudrait encore 300.000 dollars et je n'en ai pour l'instant que le quart.

Ce film a-t-il un intérêt commercial ?

Ce sera sans doute un grand succès que tous les jeunes voudront voir.

Y a-t-il des vedettes ?

Oui, mais nous finançons ce film nousmêmes. J'aimerais beaucoup le faire avec Rod Steiger.

Et la télévision ?

Aux U.S.A., pour nous, c'est toujours le boycott ; mais nous avons beaucoup de demandes venant d'Europe.

Et la radio ?

C'est pareil. Les rares choses intéressantes que j'ai pu faire aux U.S.A. sont quelques conférences, quelques interviews à la radio et quelques articles pour des revues assez importantes. Mais je manque de temps pour écrire quelque chose d'intéressant ...

Est-ce vrai que les « Mothers of Invention » sont morts ?

Ils ne sont pas tout à faitnorts, mais ils ont une drôle d'odeur. (Indistinctement).

Je n'ai pas très bien compris ...

Ça ne fait rien.

Que faites-vous maintenant ?

Jim Black a son propre groupe, Roy et Bunk aussi. Ian et Motorhead travaillent avec moi sur un programme de télévision.

Pensez-vous retravailler avec un groupe ?

Ça peut arriver, n'importe quand. Je n'en sais rien encore. Ça ne m'intéresse plus de monter une formation. Ce que je veux, c'est jouer avec mes amis. Je joue souvent avec Captain Beefheart. A Londres, je joue avec un tas d'orchestres. J'aime jouer, mais je n'ai pas besoin d'avoir mon propre groupe.

Les Mothers pourraient donc rejouer une fois ensemble ?

Pourquoi pas ...

Pourquoi avez-vous alors décidé de dissoudre les Mothers ?

Pour être libre de faire autre chose, la télévision, notre film.

C'est donc une question de films ?

Exactement. Tdutes ces tournées avec les Mothers m'empêchaient d'être à Los Angeles.

Les réactions du public y sont aussi pour quelque chose ?

Oui en effet. Mais la question de temps est la plus importante.

Y a-t-il quand même d'autres raisons ?

Oui, les voilà : les Mothers ne faisaient pas assez de bénéfices pour vivre comme une entreprise. Pour une tournée faite aux U.S.A., nous avons gagné 10.000 dollars. Ce n'est pas assez pour continuer alors que certains d'entre nous ont une famille à nourrir.

Est-ce parce que le groupe est trop nombreux ?

Oui, sans doute. Et la popularité de notre groupe n'est pas assez importante par rapport à celle des groupes de variétés.

Vous devriez donc faire de la variété ?

Non jamais ! Je n'en ai pas la moindre envie.

Mais était-ce la solution de survie des· Mothers ?

Peut-être, mais ça n'aurait plus été les Mothers of Invention.

Vous avez dit que les réactions du public étaient une des raisons de la dissolution.

Oui, c'est difficile de s'accorder avec le public. Il préfère s'amuser qu'écouter la nouvelle musique.

Je me souvient de concerts où le public était enthousiaste.

Oui, mais c'était en Europe.

En effet : à Essen et à Londres.

Avez-vous assisté aux concerts américains?

Non.

Voilà, et nous jouons plus+souvent aux U.S.A. qu'en Europe.

Y a-t-il une si grande différence ?

Oui, en Europe, on trouve un public capable de comprendre ce qu'on appelle « Outside Music ». Ici, le public ne sait pas quoi en faire et refuse tout effort.

Que se pases-t-il avec les disques que vous avez enregistrés ?

Douze albums des Mothers vont paraitre. Nous essayons d'augmenter leur diffusion avec l'aide de revues comme « Pay-Boy ». Ils vont former un discoclub des Mothers of Invention, avec un système de souscription. La souscription peut s'étaler sur les 12 mois de l'année pour les 12 disques.

Et la télévision ?

Nous réalisons maintenant notre premier show à la télé. C'est une émission pilote. Nous pensons vendre ensuite cette émission à d'autres organismes, si elle est acceptée par le syndicat.

Ça se passera sans censure ?

Oui, là c'est possible. Mais cette possibilité n'existe pas sur le réseau officiel où toutes les émissions sont centralisées. Le réseau syndical, par contre, vend ses émissions directement aux différentes stations. Et les contrats de vente interdisent toute modifica-. tion du spectacle. Le public est plus restreint, mais le contenu de notre show est plus intéressant; se seront surtout des discussions mêlées à la musique.

Quels sont vos autres projets ?

Le 26 avril, nous feront un grand concert au Royal Albert Hall de Londres.

Oui jouera avec vous ?

Il y aura un orchestre symphonique, de/cent musiciens, quelques-uns de nos solistes américains, peut-être quelques-uns des Mothers, mais pas tous.

Les compositions sont déjà prêtes ?

Oui, surtout celles de l'orchestre symphonique.

Des compositions classiques ?

Non, pas exactement, c'est de la musique contemporaine.

Très différente de la musique des Mothers ?

Oui, il y aura aussi quelques passages de l'album Lumpy Gravy, mais surtout des choses qui sortent de l'ordinaire, que l'on a jamais entendues auparavant.

Quels sont vos projets en cinéma ?

Nous devons faire un documentaire de deux heures sur les Mothers of Invention, qui sera financé par la société américaine « Filmways. Ce sera distribué commercialement.

C'est peut-être l'espoir de voir les Mothers se regrouper et jouer ensemble.

Il y a une chance en effet, mais très petite.

Quelles ont été les réactions devant cette séparation ?

Personne ne s'en est soucié. Le groupe n'était pas assez important. Si les Beatles se dispersaient, ce serait autre chose.

Et pour vous, comment ça s'est passé ?

Ça m'a fait quelque chose, mais je ne veux pas m'en plaindre.

Qu'y avez-vous perdu ?

Ça c'est une toute autre et très longue histoire.

Vous ne voulez par en parler ?

Non, non et non ...

Propos recueillis par Rolf-Ulrich Kaiser.