Le cas Zappa

By Philippe Thieyre

Rock & Folk, December 1997


Zappa était peut-être ou peut-être pas le plus grand mais en tout cas il fut le plus prolifique et le plus éclectique des musiciens. Choisir un seul live eût été une gageure, pire une hérésie. Zappa ne compte pas moins de six albums live présentés dans leur intégralité en tant que tels, auxquels ajouter ceux qui ne sont pas totalement en public comme "Bongo Fury" (7 titres sur 9) et ceux qui ne le sont que partiellement comme "One Size Fit All" (2 sur 9) ou "Zoot Allures" ( 1 sur 9), sans oublier les collages à l'intérieur d'un même morceau de passages live et d'enregistrements studio, les special guitare plus les prestations avec grand orchestre, classique ou jazz, les BO de vidéos, la publication officielle de quinze disques pirates rassemblés en deux coffrets ("Beat The Boots 1 et 2) puis disséminés et enfin la série des six double-CD ''You Can't Do That On Stage Anymore".

Dans les enregistrements en public de Frank Zappa avec ou sans les Mothers Of Invention, on distingue en général deux phases : les passages chantés qui peuvent très vite virer aux blagues salaces ou politiques, aux jeux de mots le plus souvent à forte connotation sexuelle, aux échanges verbaux entre musiciens ou avec le public et d'autre port de longues plages instrumentales qui permettent aux solistes de montrer l'étendue de leur talent, en particulier ceux du maitre d'œuvre lui-même. Chaque disque contient une part plus moins ou grande de chacun de ces éléments : par exemple les premiers live laissent libre cours aux improvisations (sous haute surveillance quand même) des chanteurs.

Ainsi Howard Kaylan et Mark Volman, les deux anciens Turtles, aidés par Jim Pons et Frank Zappa, s'en donnent-ils à cœur joie sur "Fillmore East, June 1971" et "Just Another Band From LA" (en 1972 avec la célèbre histoire de "Billy The Mountain"). Ce qui n'empêche pas notre ami Frank de balancer quelques solos mémorables sur le premier ("Little House I Used To Live In", "Peaches En Regalia") comme sur le second ("Call Any Vegetable").

"Roxy & Elsewhere", en 1974, et plus encore "In New York", en 1977, rééquilibrent la répartition de leurs composantes entre passages instrumentaux façon grand orchestre appuyés par de formidables interventions à la guitare et parties chantées ou braillées. Mais c'est surtout "Bongo Fury", situé chronologiquement entre les deux (1975), qui frappe les imaginations. Enregistré pour l'essentiel avec le concours de Captain Beefheart à l'Armadillo d'Austin (Texas), Zappa se fend de trois chefs-d'œuvre et autant de solos monstrueux : "Debra Kadabra", "Carolina Hard-Core Ecstasy" et "Advance Romance".

Nous en arrivons maintenant à un exploit extraordinaire de FZ, résidant non pas tant dans la publication elle-même de "Shut Up 'N Play Yer Guitar" (1981) et "Guitar" (1988) mais, que les jazz-rockeux de tout poil écoutent bien, parce que ces coffrets, triple et double-CD, qui regroupent en de savants collages différents solos de guitare, ne sont jamais ennuyeux et font passer Frank Zappa pour ce qu'il est, un des deux ou trois plus grands guitaristes de rock, de jazz et de blues réunis. Le tout sans rien perdre de son humour, voir ainsi "In-A-Gadda-Stravinsky", "That's Not Really Reggae" ou "Too Ugly For Show Business" sur "Guitar" ou le final de "Shut Up'N Play Yer Guitar", "Canard Du Jour", un duo au bouzouki avec le violoniste Jean-Luc Ponty.

Sortis parallèlement aux précédents, "Tinseltown Rebellion" (1981) et "Broadway The Hardway", enregistré en 1988 en contrepoint de la campagne présidentielle de Ronald Reagan, sont dans la forme très proches du "In New York" et rassemblent de nouveau des formations imposantes.

Quant au "Does Humor Belong In Music ?" paru discrètement en 1986 en même temps que la vidéo, il offre une sélection choisie parmi les concerts de la tournée mondiale de 1984, arrangeant chaque morceau à la sauce Zappa, mixant des vocaux provenant de Chicago avec un solo de Londres par exemple. On y trouve aussi bien des titres anciens ("Trouble Every Day","WPLJ") que récents avec, en bonus après la pièce de résistance "Let' s Move To Cleveland", une explosive version du "Whippin' Post" des Allman Brothers menée par Frank et Dweezil aux guitares.

Les amateurs se feront donc un plaisir d'acquérir toutes ces merveilles disponibles sur Ryko Records mais encore (comme il se doit, le meilleur pour la fin) les six volumes des "You Can't Do That On Stage Anymore". Frank Zappa, producteur dès l'origine des Mothers et même avant, s'est toujours intéressé au travail de studio sur les bondes, le mixage... Dès qu'il en a eu la possibilité financière, il s'est fait construire sa propre cabine dans lequel il a également archivé tous les enregistrements live qu'il a pu réaliser ou récupérer. Parus entre 1988 et 1992 et proposant des enregistrements allant de 1969 à 1988 sans forcément suivre l'ordre chronologique, ces six double-CD de qualités sonore et musicale parfaites (ce qui n'est pas tout à lait le cas des "Beat The Boots 1") font magiquement revivre vingt ans de concerts : chants, solos mais aussi dialogues, diatribes, parodies et événements exceptionnels ou inattendus.

Enfin, sur "You Can't Do ... Vol 6" figure une interprétation superbe de "Black Napkins" datée de décembre 1976 avec un solo de saxo ténor de Michael Brecker suivi par celui de FZ. La première mouture de ce titre (en réalité une partie seulement) provient d'un show de février 1976 à Osaka et voit le jour sur "Zoot Allures". A noter qu'un double-CD semi-officiel, "The Eyes Of Osaka", contient la version complète (presque 11 minutes) du plus beau solo de guitare de Frank Zappa jamais entendu de ce côté-ci des étoiles.

PHILIPPE THIEYRE