Frank Zappa "In New York"

By Alain Dister

Rock & Folk, May 1978


FRANK ZAPPA
IN NEW YORK

DiscReet 69204 (dist. WEA)

Sigmund Freud aurait adoré ça : en prononçant très vite le titre du premier morceau, « Titties & Beer », on obtient quelque chose comme « Teddy the Bear ». D'où l'équation « Bière et gros nénés » = «Nounours », ou si vous pré férez, les deux passe-temps favoris de l'homme américain moyen ne sont qu'une monstrueuse déformation d'un innocent jeu d'enfant. Façon de dire que les Amerloques sont des grands enfants, ce que tout le monde savait déjà, mais que le bon docteur Zappa s'amuse à démontrer par cette entourloupe psychanalytique dont la profondeur ne vous aura pas échappé. La suite des morceaux ne fait que nous précipiter davantage dans les méandres visqueux de notre subconscient, là où la bête roupille d'un œil: « I Promise Not To Come In Your Mouth » (vous voulez vraiment que je vous traduise ça?), « Big Leg Emma », fantasme crumbien; et plein d'autres fines allusions à ma concupiscence naturelle, dont le sens m'échappe quelque peu. Mais je vous vois venir, vous allez penser, bof, encore un truc de clown, on va bien se marrer un moment, mais la musique dans tout ça, hein, où elle est la musique?

Elle est partout. Les paroles rigolotes, c'était juste pour amorcer les petits poissons que vous êtes. Et puis ça aide à comprendre bien des choses sur la mentalité améri caine. Alors ce n'est pas si inutile que ça. Zappa chante sa génération, son pays, sa société, en collant dans ses textes tout ce qu'il voit, entend, comprend et voudrait partager. C'est un peu du rhythm and blues métaphysique. Sauf que la musique est rarement du R'n'B. Ou alors tellement bien foutu, tellement bien parodié, tellement transcendé dans une dimension zappienne qu'on ne le reconnaît pas de prime abord, même quand on sait qu'il est là. Tenez, laissez plutôt trainer une oreille du côté de cet « Illinois Enema Bandit », un morceau qui swingue comme c'est pas permis, comme plus per sonne n'ose faire swing- hé un morceau.

Aujourd'hui, tout le monde écoute de la disco. Pas moi, mais enfin je compte pour du beurre. Et Zappa, la disco, il aime, on ne sait pas trop pourquoi. L'a toujours eu des goûts bizarres. Enfin bon, de la disco, il lui arrive d'en coller dans ses compositions, au moment le plus inattendu; et d'abord parce que c'est une musique de son temps, et que Zappa est un cerveau à qui rien n'échappe. Alors quand il parle d'un type qui traîne dans les bars pour célibataires, là où la disco invite à la danse et à la drague, il colle de la disco dans ses arrangements, comme une partie du décor. Grandiose. Il arrive à prendre ses distances avec ce machin hypnotique et à l'utiliser ensuite, à le mettre à son service. Tout ça se passe dans « Honey Don't You Want A Man Like Me? » et quelques passages du «Sofa» – «Manx Needs Women ».

Ceux qui auront vu le Zap à la porte de Pantin savent combien il aime maintenant orchestrer ses propres thèmes, manier la baguette du chef, afficher un certain recul par rapport au passé. Il est encore là, le passé, avec « Big Leg Emma », un vieux morceau qui figurait sur un simple vers 1967. Il est là aussi dans ce désir de retravailler complètement une composition. Mais est-ce vraiment le passé? Frank reste un grand manipulateur de sons, et un grand arrangeur. Un compositeur aussi. On songe ici à la réponse de Malher à quelqu'un qui lui demandait s'il était musicien: « Je suis compositeur, monsieur !» En tant que tel, FZ a tous les droits sur ses propres œuvres, comme celui, par exemple, de transformer une pièce écrite à l'origine pour un solo de batterie en version orchestrale avec, ô dérision, quelques arrangements disco, le thème lui-même devant s'insérer quelque part – selon Zappa – entre « Uncle Meat » et « Be Bop Tango » (« The Black Page Drum Solo. Part 1&2 »).

Ce deuxième double album live de FZ (après « Roxy & Elsewhere ») contient enfin un thème longuement développé (« The Purple Lagoon »), sorte de prolongement dans la continuité conceptuelle de l'époque de « Grand Wazoo », avec les frères Brecker – Randy à la trompette et Mike au sax – dans le rôle du grand orchestre. Une fois de plus, on constate, contrairement à la légende, quelle liberté d'improvision est laissée aux musiciens, aussi bien aux Brecker Bros qu'au prodigieux bassiste – Pat O'Hearn, qui nous gratifie là d'un grand moment de solo instrumental. Ces gens ne sont pas n'importe qui, ils ont longtemps répété avant de partir en tournée, ils savent jusqu'où ils peuvent aller. Mais Zappa n'intervient pas, reste assis à les écouter, à les apprécier.

C'est très élégant de sa part, et cela démontre en quel respect il tient la musique et ceux qui jouent avec lui. Ce monument, on ne se lassera jamais de le visiter.

– ALAIN DISTER.