Les malheurs de Zappa

By Philippe Paringaux

Rock & Folk, January 1972


« Oh, un petit incident : quelqu'un a eu l'idée saugrenue de tirer au plafond une fusée de feu d'artifice, alors que Don (Preston) attaquait son solo de moog de « King Kong ». J'ai dit « Fire, Ladies and Gentlemen, by Arthur Brown. » Ils ont cru que c'était une plaisanterie, mais quelques minutes plus tard il n'y avait plus de plafond et bientôt plus de Casino de Montreux ...

Je ne sais pas très bien ce que je ressens, c'est une expérience plutôt étrange. En tout cas, nous avons perdu trois moogs, deux orgues Hammond, trois guitares, une basse, une batterie et tous nos amplis. J'ai même vu des gens enfoncer des portes avec des amplis, pour pouvoir s'échapper. Nous étions assurés, bien sûr, mais le problème est que la majeure partie de cet équipement avait été spécialement construite pour nous et que cela va prendre des mois pour la reconstruire. »

Les Mothers sont repartis à Londres, Frank Zappa est venu seul à Paris. Il est venu présenter son film « 200 Motels » et répondre aux questions des journalistes et assimilés au cours d'une conférence de presse assez épique donnée au Blow Up d'Enghien.

Le moins que l'on puisse dire est que cet événement ne fut pas entièrement à l'honneur de la presse française (mais était-ce bien la presse ?). Les invités semblaient nettement préférer la présence d'un buffet devant lequel ils s'agglutinaient et claquaient des mandibules à celle de Zappa. Il était leur hôte, après tout, mais c'était bien là le cadet de leurs soucis. C'était comme une monstrueuse caricature, digne de figurer, justement, dans le film de Frank. Rien de tel qu'un monceau de boustifaille et quelques bouteilles, le tout gratuit, pour réveiller les bas instincts du showbiz parisien ...

Quant aux questions posées, entre deux bouchées, elles volaient si bas qu'on en était gêné. « Êtes-vous un escroc ? », « Quelle est la longueur de votre pénis ? », ce genre de choses subtiles et d'un intérêt qui n'échappera à personne.

Zappa imperturbable donna à chacun la réponse qu'il méritait et se contenta, ensuite, de marmonner que ça n'avait été ni plus ni moins absurde qu'ailleurs.

Herbie Cohen, le manager du groupe, allait un peu plus loin : « J'ai déjà vu bien des conférences de presse. J'ai déjà vu une seule personne poser presque autant de questions idiotes qu'on en a entendu ce soir, mais je n'ai jamais vu autant de personnes ne poser que des questions idiotes. »

A un poil d'exagération près, c'était vrai. Dommage que personne n'ai songé à demander à Zappa où il puisait son inspiration corrosive ; il n'aurait eu qu'à tendre le doigt et à dire : « Regardez-vous »... Rien de ce qu'il a écrit jusqu'à présent n'est comparable à ce qui se fit et se dit ce soir – là au Blow Up.

L'ennui de ce genre d'événement, c'est évidemment que ceux qui sont venus pour demander des renseignements intéressants capitulent avant même d'avoir ouvert la bouche, écœurés, noyés dans la bêtise ambiante. Une rude épreuve mais aussi une expérience intéressante pour ceux qui se font encore des illusions en croyant qu'à la proposition « musique intelligente » la réponse est « public intelligent ». C'est évidemment en dehors de ce contexte débile que l'on pouvait bavarder avec Frank et glaner quelques renseignements, spécialement à l'intention des publics de Lyon et de Paris qui n'ont pu voir les Mothers.

Il n'eût pas été correct, estime Zappa, de jouer sur du matériel d'emprunt et de n'offrir au public qu'une esquisse de ce qu'est un concert du groupe en temps normal. Quant à trouver en un jour trois moogs en France, cela était évidemment hors de question... sans parler des orgues et des guitares. 11 y avait un vague espoir de pouvoir revenir au Châtelet vers le 22 décembre, avec du matériel anglais. Mais la salle était louée, occupée par la troupe de « Double V», sinon par le public. Alors, les Mothers reviendront probablement cet été.

Entretemps, il y a une chance pour que la musique de « 200 Motels » soit interprétée à Paris par un orchestre symphonique ; l'événement ne manquerait pas d'intérêt et permettrait de patienter. Je ne parle pas du film, car on a décidé de le sortir (le 15/12, il n'y sera sûrement plus quand ces lignes paraîtront) dans un minuscule cinéma, « les Grands Augustins », de St-Germain. Chapeau pour la distribution, UA films...

Espérons que le prochain film de Zappa, qui sera « Billy the Mountain », sera traité avec un peu plus d'égards et que les petits Suisses pourront aller le voir dans un casino de Montreux tout neuf. En laissant leurs fusées à la maison, car Claude Nobs ne méritait décidément pas ça. Quand on pense à tous les endroits qu'on aurait aimé voir brûler ...

Et puis Zappa est retourné en Angleterre, où de nouveaux malheurs l'attendaient : lors de son premier concert là-bas, un spectateur (furieux parait-il parce que sa petite amie se pâmait en regardant Frank) le jeta à bas de la scène, dans la fosse d'orchestre. Jambe cassée. Hôpital. Cette bonne vieille Europe ...