200 Motels ou le monstre à mille têtes

By Thierry Lewin

Pop Music, December 30, 1971


De la part de Frank Zappa, à tous les journalistes concernés par 200 Motels :

Mesdames et Messieurs,

Nous sommes fiers de vous annoncer la réalisation d'un film sortant de l'ordinaire : 200 Motels.

Question – Ouais. Bon. Je déteste la musique classique ... Je ne comprends rien à ce que vous êtes en train de dire. J'aime seulement le rock'n'roll. Est-ce que ce film est un film de rock'n'roll ou quoi ?

Réponse – C'est un film de rock'n'roll et c'est aussi « ou quoi ». « 200 Motels » se rapporte à des choses comme les groupies, la vie en tournée, les relations avec les spectateurs, la personnalité et la chimie de groupe, la nourriture macrobiotique.

Question – Bien. Si vous ne pouvez pas me dire ce qu'il en est, dites-moi ce qu'il y arrive ... quelque chose ... rien. Aidez-moi. Arrrrrrrrghhhhhhhh.

Réponse – D'abord, il n'y a pas de continuité chronologique. Ceci est fait pour montrer les altérations de l'espace et du temps qu'un groupe peut vivre en tournée. En tournée, le temps est déterminé par le road manager qui nous réveille, par l'avion ou le bus qui démarre, par l'installation du matériel, par le concert et ce que vous faites pour vous détendre après. L'espace est indéterminé. Les motels se ressemblent tous, les avions et les bus aussi.

REPONSES ET QUESTIONS : FRANK ZAPPA

« 200 Motels » est aussi éloigné de la conception qu'on a pu se faire des films pop grâce aux Beatles (« A Hard Day's Night », « Help ») que la musique des Mothers de celle des Beatles. Pourtant, le sujet de « A Hard Day's Night » se rapproche de façon étonnante de celui du film de Zappa : la vie d'un groupe en tournée. Mais alors que Richard Lester (le réalisateur du film) n'y voyait qu'une vie en accéléré, Zappa y voit un mode de vie tout à fait différent. Les niveaux de réflexion et de compréhension auxquels se placent les deux hommes sont tout à fait dissemblables. Zappa analyse, Lester se contente de regarder.

« 200 Motels » ou le scénario qu'il me faut bien essayer de transcrire : Les Mothers sans Zappa dans une chambre d'hotel, épiés par un homme vêtu d'une, gabardine, d'un chapeau et muni d'un magnétophone. On l'appelle « Larry The Dwarf » (Larry Le Nain). Sa moustache et sa barbiche le font étonnamment ressembler à un fils d'émigré italien répondant au nom de Frank ... Ringo Starr a accepté d'interpréter ce rôle. Il en avait assez, parait-il, de sa réputation de gentil garçon. Croit-il vraiment que « 200 Motels » mettra fin à cette réputation ?

Les Mothers jouent sur scène ; Larry The Dwarf court après The Hot Nun (une religieuse dont la véritable vocation est de jouer les groupies), une lampe d'Aladin à la main qu'il compte lui enfoncer dans ... ; The Hot Nun est merveilleusement incarnée par Keith Moon ( il est peutêtre le seul à vraiment bien jouer) que certains connaissent peutêtre déjà par son travail au sein des Who ; deux groupies d'un village quelconque, perdu au fin fond des Etats-Unis, trouvent suprêmement excitant le musicien qui se promène une paire de jumelles sur la poitrine (Aynsley Dunbar) ; Mark Volman et Howard Kaylan discutent de la longueur des pénis; ils se promènent dans Centar Ville ; Don Preston avale (à défaut de fumée ou de cachet) de merveilleuses lotions d'un rouge profond ; les Mothers jouent sur scène ; les musiciens du Royal Philharmonie Orchestra regardent, étonnés, un monde différent s'exhiber et les diriger ; Mark Volman porte une perruque, un soutien-gorge et du rouge à lèvres : c'est une femme ; et « 200 Motels » continue.

« 200 Motels », scénario indescriptible que je ne vous raconterai pas. Une suite de séquences n'ayant aucun lien narratif entre elles et qui, mises bout à bout, arrivent à créer un climat global de malaise profond et de grande fatigue. La vie en tournée, je suppose, avec ses références au monde de la pop music. Les allusions à Black Sabbath ou Grand Funk ne seront pas saisies par tous. « 200 Motels » ou les relations entre les Mothers et Zappa. Ce dernier n'apparait que de temps en temps, quand les Mothers jouent sa musique.

Question – Pensez-vous qu'il y ait des rapports entre votre musique et celle des Mothers et la nouvelle américaine ?

Zappa – Je n'aime pas la nouvelle gauche. Il y a des chefs qui commandent.

Question – Pourtant, les relations que vous imposez au sein du groupe sont bien celles d'un chef et de ses employés. Vous êtes tout aussi autoritaire que ces chefs de formation politique.

Zappa – Oui, mais moi je paye. Il s'était déjà montré dans le domaine musical comme un grand novateur. L'introduction de la musique contemporaine dans la pop music a ouvert de nouvelles perspectives.

Question – Frank Zappa, quels rapports entretient votre musique avec la musique dite contemporaine ?

Zappa – Le premier disque que j'aie eu était un disque d'Edgar Varèse. Je n'en ai eu qu'un seulpendant sept ans. On ne peut pas écouter un disque pendant sept ans et n'être par marqué par son influence. Avant, je n'écoutais que du rhythm'n'blues.

Zappa a osé faire dans le domaine du cinéma, ce qu'aucun professionnel n'avait osé faire : filmer tout un long métrage en video et le reporter sur support film (la video est une technique moderne d'enregistrement de l'image qui permet la lecture directe de l'image au lieu de passer par les stades de laboratoire, et qui permet une somme d'effets spéciaux. Il est toutefois regrettable que ces effets soient employés de façon aussi gratuite. Bien que peu original, l'essai de démystification du film est une démarche des plus louables.

« 200 Motels » est un film. Les décors sont vraiment des décors, les projecteurs et les passerelles pour les machinistes entrent dans le champ pour bien montrer que ce film est un film, et qu'il ne prétend en aucune façon transcrire la réalité. Malgré sa folie et peut-être à cause d'elle, de son manque de construction et d'unité, « 200 Motels » a été une déception. Il n'en reste pas moins que c'est une œuvre passionnante. Première réflexion sur un mode de vie engendré par une nouvelle musique. Et Zappa, une fois de plus, joue le rôle du sociologue. « 200 Motels » n'est pas une grande œuvre. Le film mérite d'être vu. Sinon, il reste toujours le double album que vient de publier United Artists.