Zappa supérieur

By Dominique Chevalier

Rock & Folk, February, 1971


Zappa supérieur

Dans le flot marécageux qui coule à nos pieds en ces temps malades, quelle est la substance, et le rôle de la musique ? Que doit-on attendre des diverses formes musicales qui nous ont été jusqu'ici proposées, c'est-à-dire classique, jazz, contemporaine, pop, etc ... ?

Al 'heure où tout le monde se donne des allures de prophète et crie sur tous les toits que la véritable musique est enfin là, à vos pieds, pour 30,00 F (en moyenne), il est bon de jeter un regard derrière nous (ne serait-ce que pour constater l'étendue des dégâts). On se souvient de l'attitude qu'André Breton avait prise à l'égard de la musique, et en quels termes il la condamnait (in « Silence d'or »). L'histoire musicale jusqu'à nos jours lui a-t-elle donné raison ? Sommes-nous arrivés à l'unification d'éléments aussi divers que la poésie, écrite ou parlée, et la musique, qu'il (Breton) proposait ?

J'estime que oui, puisque l'œuvre de Frank Zappa s'offre à nous. Peu nous importe, comme l'a suggéré Geoffrey Cannon, que la musique de Zappa soit surréaliste ou non. Le problème ne se pose pas en ces termes-là. Il ne s'agit que de savoir si Zappa a parfaitement répondu aux formulations de Breton et s'il a procédé à la ré-unification de la musique et de la poésie. Ce qui ne se fait pas sans certaines exigences fondamentales : « La fusion en un seul des deux éléments en présence ne saurait s'accomplir qu'à très haute température émotionnelle » (in « Silence d'or »). Ceci est parfaitement applicable à Zappa, et ceux qui ont écouté « Brown shoes don't make it » seront de mon avis. Il est même à peu près certain, exception faite pour Cage, Mingus, Varèse, que cela ne soit vérifiable que pour Zappa. Trop souvent en effet, et cela n'enlève rien à la valeur d'un Coltrane, d'un Hendrix, ou d'un Xénakis, la musique ne relève que d'un certain « procédisme », ce qu'André Breton ne saurait accepter, puisque le surréalisme est violemment opposé à tous les procédés quels qu'ils soient, et qu'au delà des limitations de ces procédés, il cherche une réalité supérieure.

D'autre part, l'intensité émotionnelle dont il est question ci-dessous n'a aucun rapport, proche ou lointain, avec la « défonce » pop qui n'est qu'un dérèglement tout à fait épidermique, n'engageant pas directement la stabilité mentale du sujet. Il serait bon à ce propos d'établir le rapport entre la caractérisation émotionnelle de la musique zappaienne, et les prolongements psychanalytiques susceptibles d'être utilisés à des fins poétiques.

Ceci dit, il existe chez Zappa cette confrontation de différentes structures musicales, apparemment opposées d'une façon irréductible. Confrontation assez analogue (pas semblable) à l'opposition de mots aussi éloignés l'un de l'autre qu'il est possible, opposition que préconisait Breton – Zappa a su, dépassant les contradictions extérieures, créer « un lieu » musical absolument neuf, une réalité musicale supérieure, dont il reste maintenant à découvrir les normes.

Voyons le texte de Breton : « Les poètes n'ont tenu à rien tant qu'à ramener ces chaînes singulières (resplendissantes au moment où on les attend le moins) des lieux obscurs où elles se forment pour leur faire affronter la lumière du jour. Et ce qui les a requis dans ces groupements verbaux, au risque de violenter le sens immédiat, au grand effroi du lecteur ordinaire, c'est qu'ils offraient l'aspect inéluctable de l'enchaînement musical, que les mots qui les composaient étaient distribués selon des affinités inhabituelles, mais beaucoup plus profondes ... Ainsi organisés et défiant ainsi la raison étroite toujours plongée dans ses calculs myopes, ils constituent le véhicule même de l'affectivité ».

Il n'est pas question de limiter des groupements au fait musical et au fait de la poésie, écrite ou non, mais bel et bien de procéder à l'unification d'éléments apparemment aussi dissemblables que le théâtre, le geste, la couleur, la vision pure, la musique et la parole. Nous devons arriver à une magie incantatoire et tonale du langage, à un choc émotionnel salutaire, afin de faire revivre, comme dit Breton, un peu de cette terre sonore et vierge. Pour cela une exigence essentielle : le retour aux principes. Il est certain que notre conception de la beauté musicale provient du vertige qui nous a été imposé par la vague de musique romantique. La musique était auparavant (en simplifiant quelque peu grossièrement) un agencement de sons différents ... Et il est très consolant pour la santé de notre appareil auditif, aujourd'hui entièrement sous le joug de l'aliénation culturelle, de voir que (consciemment ou inconsciemment) Frank Zappa effectue ce retour aux sources, je parle de celles qui ne se tarissent pas.

Dominique Chevalier