L'oeil de Zappa

By Philippe Paringaux

Rock & Folk, February, 1971


Seuls des détails sans importance tels que la longueur de ses cheveux ou de sa barbiche ont changé. Pour le reste, l'essentiel, il est toujours le même personnage à l'allure anguleuse et aux gestes tranquilles, silhouette étonnante parce qu'elle semble appartenir à une autre époque et à d'autres pays que celui d'où il vient, à des terres de sud et de soleil. Jamais homme si latin d'aspect n'a possédé tant de sang-froid, n'a moins extériorisé ses passions, n'a aussi parfaitement illustré cette réserve tranquille qui est, paraît-il, l'un des traits principaux du caractère anglo-saxon.

Sur ses jambes courtes il avance d'une démarche chaloupée, comme s'il était sur le pont d'un bateau et non sur le parquet solide d'un hôtel au luxe vieillot, immense et sans charme. Il est tout de rose vêtu et aussi sérieux que s'il se rendait à un enterrement. Ce qui est peut-être le cas, après tout. « Puisqu'il faut le faire, j'essaie de le faire de mon mieux. Je donne, comme ça, quatre ou cinq interviews par jour, et je m'efforce de répondre à toutes les questions, même les plus stupides. La chose que je ne suis pas encore parvenu à comprendre, c'est pourquoi les gens des journaux veulent me voir. Ceux qui le font parce qu'ils aiment ma musique sont vraiment une toute petite minorité. Je crois que beaucoup de journalistes viennent me voir en ayant déjà une image très précise de ce qu'ils croient que je suis, et ils sont souvent déçus de ne pas me voir agir comme ils l'espéraient. Mais cela ne les fait pas changer d'avis, de toute manière. Alors, puisqu'ils savent avant de venir ce qu'ils vont écrire, ils pourraient rester chez eux à faire leur article. Hier, au Danemark, une fille m'a interviewé à l'aéroport, sous l'aile de l'avion. Ça a duré cinq minutes. Le résultat imprimé est assez incroyable; on y dit même que mon plus grand plaisir dans la vie est de m'occuper de mes rosiers, dans mon jardin. Des rosiers! C'est le genre de choses auxquelles on s'expose, n'est-ce pas? Et il y a aussi les spécialistes, qui arrivent avec leur petite liste de questions : « pourquoi avez-vous pris Ainsley Dunbar avec vous ?», «que s'est-il passé avec Captain Beeheart ? », « quel est votre guitariste préféré? », etc. Je crois que je préfère ça, dans un sens, même si ce n'est pas très drôle».

Herb Cohen, le manager, qui a l'esprit d'à-propos, se penche et dit que la télé est annulée. « Tant mieux », dit Frank Zappa. de regarde le message et les informe que la télé en question n'est que repoussée à une heure plus tardive. « Tant pis », dit Frank Zappa. Fataliste.

«L'humour, écrivait Jacques Sternberg, ne pétille jamais, mousse encore moins. Son contact refroidit plutôt, comme celui d'une lame d'acier. Plus cet humour sera clinique, chirurgical (toujours le mythe de la précision), plus il sera efficace. Il fait sourire, mais pas nécessairement. Et surtout, il détruit. Il remet en question après avoir fait table rase. Il est ce que l'homme a inventé de plus destructif avec la bombe atomique. Mais, au moins, il détruit avec courtoisie. Son but le plus subtil est de détruire, non pas dans des hurlements romantiques ou dans un fracas de bombe, mais en douceur au contraire, dans un silence glacial, en déplaçant un petit détail de l'échafaudage - de préférence le plus petit de façon à ce que la pyramide s'écroule. Il n'est en réalité qu'une façon polie, mais froide et désespérée de dire NON. A n'importe quoi, avec ou sans raisons valables. Le désespoir n'attend pas la valeur des réalités ».

Cette définition s'applique merveilleusement bien à Frank Zappa, si elle ne convient pas exactement aux Mothers, auxquels les notions de courtoisie ou de politesse sont parfaitement étrangères en ce sens qu'elles ne pourraient être qu'entraves à la vérité crue de leur expression. Mais les Mothers, c'est bien Frank Zappa, n'est-ce pas ? Bien sûr, et c'est là que se fait jour une certaine ambiguïté du personnage, une dualité plus exactement, qui fait que l'homme n'est pas exactement à l'image de son art, et vice versa. Contrairement à ce que beaucoup de ses admirateurs, vrais ou de circonstance, pensent de lui, le leader des Mothers of Invention n'est pas un « rigolo », ni un fabricant en gros de farces plus ou moins salées. Ceux qui voient en lui le comique troupier de l'époque électronique se trompent lourdement. Et si cette confusion - que l'intéressé ne manquait pas d'entretenir lui-même malicieusement, jadis - peut s'expliquer en France par la barrière de la langue, elle existe également dans les pays anglosaxons où bien des gens aiment ou détestent Zappa pour toutes les mauvaises raisons.

Frank Zappa n'est pas un joyeux luron; pas du tout le genre de type à faire des croche-pieds aux vieilles dames aveugles dans la rue ou à se barbouiller la figure avec du ketchup tout en baissant son pantalon, contrairement à ce qu'a pu laisser supposer certain poster resté fameux.

Sans sourire

Il n'est même pas un homme d'esprit au sens français du terme. Bref, il est tout le contraire d'un pitre : un humoriste. Et comme tous les vrais humoristes, l'homme est extraordinairement grave et sérieux, perpétuellement sur la réserve, la meilleure position possible pour observer le monde sans indulgence et le démonter cruellement, lucidement. Il y a dans cet être que l'on pourrait imaginer exubérant une dose infinie de pudeur, de timidité peut-être, qui lui permet l'oblige ? de supporter sans broncher, avec patience mais sans entrer dans le jeu, toutes les obligations inhérentes à la condition de pop star.

Le paradoxe, bien sûr, c'est qu'il est tout le contraire d'une pop star. Sans doute est-ce de ce genre d'expérience que se nourrit son inspiration, et il est difficile de s'empêcher, quand on se tient en face de lui, de l'imaginer en train de vous démonter boulon après boulon pour recréer une situation grotesque dont vous seriez le non moins grotesque personnage principal. Cela ne se voit pas, dissimulé derrière une politesse raide et une attention tout de même très détachée. Vous pouvez rester quatre heures en sa compagnie, sous le regard aigu de ses yeux sombres, sans avoir l'occasion de sourire une seule fois ou de supposer que vous le connaissez un peu mieux que quatre heures auparavant.

Il en est de même de son art, et toutes les savantes analyses qui lui furent consacrées n'épuisent pas le sujet, peut-être parce qu'il est fort complexe, peut-être parce qu'il est trop simple ... Et Frank Zappa n'est qu 'apparemment différent de sa musique. La création artistique n'est pas forcément le reflet d'un mode de vie, d'une attitude extérieure, mais plutôt l'expression de secrets très intimes, un exutoire nécessaire grâce auquel l'artiste se vide entièrement de ses obsessions cachées. Cela aboutit parfois à la libération, parfois à la chute dans des prisons plus terribles encore que celle de la nonexpression (cf. Jimi Hendrix).

Zappa, de ce point de vue, semble remarquablement équilibré et organisé, représentant d'une espèce très rare, celle des créateurs à sang froid. Capable de concevoir dans un calme intérieur absolu, sans que viennent modifier la lucidité sarcastique de son regard des notions telles que l'indignation, le sentimentalisme, la cupidité ou l'égocentrisme, il est également doué de la faculté de s'exprimer par personnes interposées. Chacun de ses disques ou de ses concerts en fait la preuve : il ne participe jamais physiquement aux « ébats » de ses compagnons. Raide et imperturbable, il dirige ces corps et ces voix qui parlent et se meuvent pour lui, par lui; par un curieux phénomène de dédoublement, Zappa est capable de se voir et de s'entendre faire et dire ce qu'il ne veut ni faire ni dire.

Ses musiciens, et particulièrement ses chanteurs-acteurs, deviennent eux-mêmes instruments, comme des crayons à dessin ou des plumes à écrire, moyens d'expression strictement guidés par le cerveau froid et terriblement efficace qui se tient à côté d'eux. Mais jamais le corps qui renferme ce cerveau ne se laisse aller à exprimer gestuel lement les situations qu'il a imaginées, peut-être parce que Zappa pense que les autres le font mieux que lui, plus probablement parce qu'il est incapable de se penser dans ces situations, trop plein de retenue et de pudeur pour tenir ces rôles étonnants qu'il écrit pour les autres.

Et aussi parce qu'il est un vrai professionnel de la musique, musique qu'il tient à diriger et surveiller depuis une position de retrait, la même depuis laquelle il a précédemment observé le monde pour créer son art. C'est un atout fantastique dans le jeu de Zappa, que cette possibilité de détachement total, cette aptitude à se satisfaire pleinement sans faire fonctionner autre chose que l'agilité de son esprit et celle de ses doigts la guitare est aussi moyen d'expression, mais elle est instrument tout comme les Mothers et ne nécessite aucun exhibitionnisme. Comme le joueur d'échecs, Zappa réfléchit, pousse ses pions, le visage grave, et réfléchit de nouveau.

Libération

Il est sans doute, de tous les grands musiciens de rock, celui dont l'esprit est le moins embarrassé de confusions et d'influences contraignantes, dont le cœur est le moins débordant de sentimentalisme. Son efficacité n'en est que plus redoutable, car il ne va qu'à l'essentiel, sa philosophie del 'art et de la vie étant déjà bien au-delà des questions et des tâtonnements. Comparée à la connerie et à la confusion ambiantes, l'intelligence sereine de Zappa est prodice monde d'enfants qu'est le showbusiness. Zappa n'a sans doute pas trouvé LA vérité, mais il a trouvé SA vérité. Avec cette certitude est venue l'exigence de la rigueur envers soi-même et envers les autres.

Ceci n'est point nouveau, Zappa ayant toujours été, naturellement et aussi parce que la forme même de son art l'exigeait, ce que l'on appelle un meneur d'hommes. Rien de ce qu'il fait ne suppose, contrairement aux apparences, encore une fois, le moindre laisser-aller. Zappa est un homme rigoriste et difficile, poigne de fer et dirigisme musical sévère. Le hasard n'intervient que rarement dans sa musique, juste ce qu'il faut pour la faire vivre et respirer dans son cadre rigide. « d'exige énormément de mes musiciens parce que ce que j'écris ne souffre pas l'à-peu-près ».

Ennemi déclaré d'un brillant qui n'est souvent que clinquant, Zappa s'attache à assurer à son entreprise de destruction par la dérision des fondements d'une solidité et d'une efficacité à toute épreuve, « La subtilité n'est plus une notion de notre époque».

Ce fut le cas avec les premiers Mothers, mais l'expérience échoua partiellement en raison d'une singulière lourdeur musicale qui faisait énormément traîner les choses et condamnait toute possibilité de rendre vivante et spontanée l'expression du leader. Cet art que Zappa aurait voulu rapide et jaillissant n'était en fin de compte formulé que d'une façon épaisse et rigide. Définitivement, les Mothers première époque, quelles qu'aient été leurs qualités, et elles étaient grandes, se plaçaient dans la catégorie des poids lourds.

« Ça n'allait pas très bien, avec les groupes d'origine. Finalement, ces musiciens n'étaient pas faits pour mon mode d'expression ; leur nonévolution et leur manque d'assurance technique me privaient de toute liberté, aussi bien au niveau de l'inspiration, parce que je devais écrire en fonction de leurs possibilités, qu'à celui de l'interprétation, parce que je n'avais que rarement l'occasion de m'exprimer moi-même, trop occupé à surveiller et diriger' sans cesse le groupe. Je ne veux pas dire que je regrette cette période, qui m'a donné des satisfactions, mais il est certain que je me sens beaucoup plus libre et heureux aujourd'hui, et plus satisfait de mon nouveau groupe que je ne l'avais été d'aucun autre. J'ai enfin, avec mes nouveaux musiciens, la possibilité d'être vraiment moi-même, sans arrière-pensée, sans frein ».

On peut évidemment se demander pourquoi un homme aussi efficace que Zappa a pu consentir à faire traîner en longueur une expérience dont il avait goûté toutes les richesses et épuisé toutes les possibilités, consentir à se bloquer lui-même dans la mesure où il ne pouvait mettre en pratique ses idées nouvelles. Il faut sans doute, pour expliquer cela, comprendre que l'efficacité de Zappa n'est pas égoïsme ni sécheresse de cœur, faire intervenir des notions d'amitié et de fidélité, la certitude pour le leader que ses fidèles compagnons des premières heures auraient du mal à continuer leur route sans lui, eux qui n'existaient pratiquement que par lui.

« Mais cette situation était très désagréable et ne pouvait s'éterniser: d'abord il y a ce que j'ai dit précédemment, et aussi le fait que notre musique n'intéressait pas beaucoup de gens, ce qui posait tout de même un sérieux problème financier. Cela coûte énormément d'argent, que d'entretenir un orchestre d'une dizaine de personnes. Alors, j'ai décidé de dissoudre le groupe, et je crois qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Les autres, bien sûr, n'ont pas été enchantés de cette décision, mais ... »

Mais il est certain que tous ceux qui reconnaissent à Zappa le devoir de création et une certaine utilité, même les nostalgiques des Mothers d'antan, ne peuvent lui reprocher d'avoir repris sa liberté, puisque cette liberté lui était devenue indispensable, vitale. Il l'a trouvée aujourd'hui, sur le plan musical en plus de l'autre, et cela en grande partie grâce à Ainsley Dunbar, le batteur anglais qu'il avait repéré au Festival d'Amougies. « Le plus gros problème, avec les anciens Mothers, c'était les sections rythmiques, qui se contentaient de garder un tempo sans pouvoir stimuler la musique, libérer les solistes, créer par elles-mêmes. Aujourd'hui, avec Ainsley, je n'ai plus aucun problème de ce côté-là. Aucun. Quant à Jeff Simmons, c'est un bon bassiste, qui joue juste. Il est très jeune encore et a besoin de travailler sa coordination, mais ça va bien ».

D'autres chemins

Tout cela, on le vit au Gaumont, cette formidable pulsation de Dunbar, batteur au jeu rebondissant, habile à relancer sans cesse les solistes, variant souvent son jeu sans cesser d'assurer au groupe ce tempo, de fer dont il a besoin. Dunbar a apporté aux Mothers sa grande technicité, mais aussi une faculté que n'avaient pas les batteurs précédents d'écouter ce qui se passe autour de lui, de le comprendre vite et d'y participer activement.

On commence à s'en apercevoir, beaucoup des zélateurs de Zappa, dieu de l'underground selon leur catéchisme mais pas selon le sien, regrettent déjà les Mothers d'origine, leurs satires cahotantes et leurs dérisions extrêmes.

Je crois qu'ils ont tort, non pas parce que 1 'art de ce groupe était mauvais bien sûr que non- ou même moins bon, mais simplement parce qu'il avait tout dit et que l'expérience en était à son extrême fin, usée jusqu'à la trame car sil'on connaît les albums publiés, qui sont déjà nombreux, il ne faut pas oublier qu'il y a encore des dizaines et des dizaines d'heures de bandes enregistrées : «Ces bandes, je les éditerai un jour, pas tout de suite, dans trois ou cinq ans, quand elles auront un intérêt hum historique ».

Zappa emprunte aujourd'hui un chemin différent, celui d'un art plus classique, plus proche de la rock music ou du jazz - « George Duke n'est pas seulement un pianiste de jazz. Il fait partie de ces musiciens qui n'ont pas d'œillères, qui savent écouter toutes les musiques et toutes les jouer merveilleusement bien, sans condescendance » -, plus accessible à un large public habitué à écouter les groupes américains standard. Le changement radicalement amorcé avec « Hot Rats », album superbe dont la forme ne devait plus grandchose aux expériences du passé et duquel avaient été gommées toutes les marques de fabrique des Mothers dissous l'esprit des thèmes mis à part, ce changement s'est légèrement atténué avec « Chunga's Revenge , qui, dans une certaine mesure, revient un peu en arrière et contient quelques passages qui sont typiques des Mothers. C'est que Zappa ne renie en rien son passé; simplement, il a trouvé la formule à son gré la plus satisfaisante pour s'exprimer le mieux possible, grâce à un équilibre enfin trouvé entre la musique et l 'anti-musique.

Jean-Luc Ponty est arrivé sur scène avec son petit violon rouge et a déchaîné une orgie sonore ahurissante, offrant au public, par la fulgurance de son jeu et la richesse de ses sonorités, par la stimulation qu'il apporta au groupe aussi, les plus beaux instants du concert. Tout le monde, en ces instants-là, se prit à regretter que cette réunion n'ait été qu'éphémère, tant Ponty apporte aux Mothers, tant les Mothers apportent à Ponty. « Jean-Luc est un musicien merveilleux, mais je ne pense pas qu'il doive faire partie d'un groupe. Il a trop à dire pour se limiter ainsi, il doit absolument faire son «truc » à lui. Quant à Sugar Cane Harris, eh bien, ce fut aussi une expérience éphémère. Au moment où il a enregistré avec nous, il était en liberté surveillée, car il venait de passer pas mal de temps en prison pour des histoires de drogue. Maintenant il joue avec John Mayall ... »

Frank Zappa mange des crêpes mexicaines en buvant du coca. Sud-Nord. Au-dessus de son nez busqué, les yeux marrons observent, retiennent, dissèquent, avec une drôle de petite lueur, tout au fond.

- PHILIPPE PARINGAUX.