Et Jean-Luc Ponty

By Bernard Y. Guilcher

Extra, February 1971


C'est dans le cadre du gigantesque Gaumont-Palace qu'eut lieu cet unique récital parisien donné par Zappa et les Mothers Of Invention. Frank Zappa s'est avéré être un des personnages les plus créatifs, les plus lucides et les plus intéressants de la musique contemporaine. S'il n'est pas encore totalement accepté, Frank Zappa n'en demeure pas moins un véritable visionnaire. Fils d'émigrés, n'ayant jamais pu s'intégrer à la société américaine dont il découvrit peu à peu tous les aspects, il entreprit la lourde tâche de faire prendre conscience aux autres de l'absurdité dans laquelle ils vivaient. Ainsi s'explique ce besoin de se singulariser, d'effrayer et de caricaturer.

Avec les Mothers Of Invention, ils devinrent l'expression déformée d'une certaine forme de musique. Leurs parodies sont à un tel point poussées à l'extrême qu'elles en deviennent une nouvelle esthétique. Elles sont la peinture de toutes les inepties qui nous sont chaque jour proposées sur les ondes. Frank Zappa a choisi le style qui lui permettait le mieux de parvenir à ses fins.

Sa musique sera volontairement dissonnante, les sonorités choquantes, presque insupportables, les rythmes affolants (dans certaines compositions alternent des mesures de 8/8, 9/8, 4/4, 4/8, 5/8 et 6/8!). Il fera également appel aux collages, aux bandes inversées, aux voix off et autres recherches sonores. Parfois leur tour de chant prendra un certain aspect théâtral sur scène.

Tout ceci n'a qu'un seul but: empêcher l'auditeur de se laisser bercer par de belles harmonies, le sortir à tout prix de sa torpeur, lui faire prendre conscience de l'absurdité du monde. Toutefois cela se passe sur un plan plus spirituel que physique, Zappa réprimant totalement toute forme de violence comme il nous fut donné l'occasion de le constater lors de son passage à Paris, En effet, à un moment donné deux des Mothers mimèrent une scène figurant le passage à tabac d'un flic.

Parmi les spectateurs l'imbécile de service en profita pour faire son petit cinéma, invitant Zappa à se révolter contre la présence des quelques inévitables représentants de l'ordre dans la salle. Frank Zappa le pria de bien vouloir « fermer sa gueule », étant donné que nous étions là pour les écouter et y prendre plaisir et non pas pour jouer les durs !

En fait Zappa aime prêter à confusion. Son image, ses opinions et ses actions peuvent souvent être interprétées de façon fort différente ; la voie sur laquelle il s'est engagé n'est pas claire aux yeux de tous. Il fait un peu figure d'ogre, d'une sorte de compromis entre un bandit sicilien et un des Marx Brothers. Il fut successivement considéré comme étant un des représentants de l'underground, un ennemi de l'underground, un « freak », un cynique matérialiste, la voix de la raison et de l'honnêteté et un talentueux compositeur. Zappa, un peu à la manière d'un écolier se complaît dans ses outrageantes façons de se comporter.

Sa conception de la vie tient en deux mots : Chercher et créer. Cela n'exclut pas chez lui un certain besoin de confort, il n'y a rien de honteux à cela. Zappa est un logicien et aime ceux qui lui ressemblent. Toutefois, en tant que tel, rien n'est plus drôle à ses yeux que l'illogisme et le bizarre. Cela prendrait des pages et des pages si je devais vous énumérer toutes les activités et fantaisies étranges de Frank Zappa, depuis la réalisation de films démentiels (« Uncle Meat » et « 200 Motels ») jusqu'à la production de personnages aussi farfelus que Wild Man Fischer. En réalité il faudrait que nous consacrions un numéro complet à Zappa pour pouvoir explorer à fond tout son univers. Tout comme il le démontra au Gaumont-Palace, quelle que soit la forme que prenne son esprit celui-ci ne perd jamais de sa force. Sur scène donc, les nouveaux Mothers. Ils n'ont rien à envier à leurs prédécesseurs et leur musique plus'structurée permet de l'aborder plus facilement.

En première partie, ils développèrent des thèmes de «Uncle Meat » tels « Vegetables », « Peanuts dimension ». Ce fut une prodigieuse réussite sonore. Zappa fit littéralement parler sa guitare en variant l'intensité du son et la profondeur des échos. Prodigieusement accompagné par son équipe, rien n'est laissé au hasars dans l'univers musical de Zappa ; chaque instant de la mélodie est soigneusement défini. Dans cette véritable synthèse qu'est la musique, le feeling n'est jamais absent, depuis les sonorités blues jusqu'à celles du free en passant par le rock des années 50.

Zappa nous entretint de la décristallisation de la société dans laquelle nous vivions ; sa solution réside dans l'attrait magique de mots tels que « Muffin » et « Pumpkin » (petit pain et citrouille). Ils seraient d'après Zappa la clef de la sagesse. En fait le symbolisme est évident dans les textes Zappa qui ne sont pas sans rappeler ceux d' Artaud par exemple.

En deuxième partie, nous eûmes la grande surprise de voir Jean-Luc Ponty se joindre aux Mothers. Que puis-je vous dire ? Ce fut un moment à jamais inoubliable. Violoniste de jazz reconnu aux États-Unis, Ponty n'a encore en France qu'un public restreint d'amateurs. Il rencontra Zappa en 1969 à Los Angeles. Il en résultat un L.P. intitulé « Hot Rats ». Retombant sans cesse dans les mêmes clichés avec le Free jazz, Ponty est pour le rapprochement de celui-ci et du pop. D'après lui la technique du jazzman et son improvisation peuvent enrichir la pop music tandis que les musiciens pop peuvent apporter la recherche dans les instruments. De plus, le rythme binaire de la batterie pop accorde plus de l'attitude au soliste. Ponty se sent beaucoup plus à l'aise dans ce rythme. Avec Zappa, Ponty a remis en question son idée de l'esthétique musicale et cela lui permet également de faire des recherches dans le domaine électrique, d'évoluer et de ne plus être limité par la forme actuelle dujazz.

Durant cette seconde partie Ponty démontra qu'il avait très bien assimilé l'esprit musical de Zappa. Il était lui-même devenu un des Mothers. Ce fut un regard sur l'ensemble de la musique qui ne se contenta plus d'être pop. Parti dans une fantastique improvisation Zappa devait donner les directives à Underwood et à George Duke pour suivre le démentiel Ponty. Puis ce furent les étonnants soli de Dunbar, Duke et Underwood. Ayant débuté sur les schémas de « King Kong » ce fut une suite d'improvisations plus extraordinaires les unes que les autres. Zappa à prouvé que quels que soient les musiciens qui l'accompagnent, sa musique garde la même facture. De plus, Mark Volman et Howard Kaylan réintroduisirent le gag et les vocaux des premiers albums. En une soirée, Zappa venait de tourner en dérision toute la culture occidentale : l'école, l'église, la politique, le sexe, la police et le monde du spectacle.