Zappa a Paris

By Patrice Michel

Extra, February 1971


Frank Zappa et les nouvelles mères de l'invention sont passés à Paris pour un unique récital le mois dernier. Résultat, une soirée de bonheur pour tous les spectateurs et les acteurs présents. Le Gaumont Palace a donc accueilli pour un soir les Mothers of Invention, malheureusement la salle n'était qu'aux trois quarts remplie, et pour cause : la publicité ne fut faite que très tardivement (Radio Luxembourg fit les annonces le soir même, certains spectateurs n'arrivèrent pour cette raison qu'en deuxième partie), et, cet endroit n'est pas encore connu des amateurs de Pop-music.

Toutefois, les gens qui se déplacèrent pour voir ce spectacle ne l'ont pas fait pour rien. Ils pénétrèrent pendant plus de deux heures dans l'univers fantastique de Frank Zappa et de sa musique documentaire, car Zappa a le don de l'observation, sa musique est continuellement autour de nous, c'est une satire de notre époque, de ce qui nous environne et, c'est en fait le summum de la rigolade. Frank Zappa se moque d'une Amérique qui n'est pas sa mère natale (il est le fils d'émigrés italiens). Les Mothers ont donc repris le style qui leur était propre au début : ce n'est pas une musique simplement pour la musique, mais une satire complète de la vie.

Ce nouveau groupe est très créatif et on peut l'explorer à fond, chose qui était plus dure auparavant. Pourtant, la formation du groupe peut sembler conventionnelle de prime abord, mais en fait elle est aussi complexe que les anciens Mothers. L'un des attraits des anciens Mothers était la légèreté de la section rythmique, elle est désormais beaucoup plus forte. Les parties lyriques aussi sont changées, les deux nouveaux chanteurs pénètrent beaucoup plus dans la masse du son. Lorsque Zappa chantait en solo, sa voix de baryton avait la même portée que sa guitare alors que maintenant avec Howard et Mark tout est beaucoup plus facile car ils possèdent tous les deux des voix aigües, donc beaucoup plus maniables. Il n'y a aucun manque dans ces nouveaux Mothers.

À droite de la scène, tout de rose vêtu avec une Gibson stéréo en bandoulière, le chef d'orchestre-guitariste-chanteur Frank Zappa. Frank est né en 1940 et lorsque le Rock and roll explosa il avait 15 ans. Il vivait alors à Lancaster en Californie et jouait dans un petit orchestre de rock qui faisait danser les teenagers et qui avait pour chanteur l'homme qui a peut-être le plus influencé Frank dans sa jeunesse (et vice versa). Don Vliet, plus connu sous le nom de Captain Beefheart. Puis c'est Cucamonga, toujours avec Beefheart, toujours en Californie avec en prime la misère, un studio et la prison. D'après Zappa c'est principalement les expériences de cette partie de sa vie qui lui permettent aujourd'hui de théatraliser la société américaine. Ensuite ce fut les Mothers of Invention, avec tout le mouvement de la côte ouest des Etats-Unis.

Les Mothers étaient cependant différents, ils se singularisaient par leur système anti Pop-star et décrivaient inlassablement la bêtise de l'univers américain.

À cette époque Frank Zappa se dit fortement influencé par Varese et Stravinsky, mais en fait, cette influence ne se ressent guère dans les morceaux des Mothers. Les différents albums qu'ils enregistrent vont marquer à jamais l'histoire de la Pop-music. Les : « Freak-out », « Absolutely Free », « We're only in it for the money » (qui est une parodie de Sergeant Pepper), « Uncle meat », sans compter ceux que j'oublie et les derniers, dont « Weasels ripped my flash », « Hot Rats » et « Chunga's revenge » qui est d'après Zappa un avant goût de son prochain L.P « 200 Motels» qui sera d'ailleurs la bande sonore d'un film.

Ce disque doit être enregistré avec 90 musiciens, 115 instruments et des chœurs de 30 personnes. Frank y travaille depuis trois ans ! Cet album risque de faire beaucoup de bruit Frank y amalgame encore toute sorte de musique : Rock, Jazz, Boogie, Free jazz, Blues etc., il remue le tout et y ajoute son esprit délirant, alternant la recherche musicale et la liberté totale.

Au cours des concerts comme celui du mois dernier, elle évolue souvent de façon différente. Sur scène, juste à côté de Zappa, un autre très grand musicien, le meilleur batteur de Pop-music travaillant sur batterie simple : Ansley Dunbar et sa fidèle Ludwig. Ansley est heureux de jouer avec Zappa et il le dit : « Malgré les arrangements complexes de sa musique, je suis libre de faire ce qui me plaît d'après les thèmes. Zappa connu dans les milieux de la Pop-music puisqu'il joua pendant un an avec John Mayall à l'époque de Peter Green, il grava ensuite quatre albums avec son propre groupe Retaliation, avant de former un grand orchestre Blue Whale qui eut tout juste le temps de graver un L.P. « Certains jours dit-il, je regrette de ne pas avoir continué Blue Whale, mais il est difficile de nourrir huit musiciens en Grande-Bretagne et d'imposer un groupe de ce genre en Europe. Avec Zappa j'éclate littéralement et je n'ai jamais autant ri ! »

Derrière M. Dunbar deux organistes. Le premier et seul survivant des Mothers n° 1 avec Zappa Ian Underwood, qui joue indifféremment de tous les saxos électriques, du piano électrique et de l'orgue. Ian est un très, très grand monsieur, le bras droit et même peut-être plus de Frank Zappa, il est son principal arrangeur et est à mon goût trop méconnu du grand public. À ses côtés, l'autre organiste (seul homme de couleur du groupe) le jazzman George Duke, qui joue aussi du trombone et travailla longtemps avec Ponty. Il utilise beaucoup le trombone avec les Mothers, car Zappa n'a jamais été vraiment satisfait de ses anciens cuivres. « Ils n'avaient pas le son lorsqu'ils jouaient seuls, dit-il, ils pouvaient lire et ressentir la musique, les chorus étaient généralement bons, mais les sons dans l'ensemble étaient discordants et beaucoup trop métalliques; avec George Duke tout va beaucoup mieux ».

À gauche de la scène, un grand jeune homme ébouriffé, celui dont on parle le moins, le bassiste : Jeff Simmons. Pourtant, en mai dernier Jeff réalisa un album « Lucille has get my mind messed up » qui fut l'un des best-sellers de l'année aux USA. Ce bassiste qui chante aussi avec les Mothers joue également du piano et de la guitare. C'est un excellent compositeur et un swingueur hors classe. Son feeling me plaît énormément et son style s'harmonise très bien avec celui de Dunbar. Il joue avec Zappa depuis le festival de Bath.

Et puis, et puis ... et puis, les deux derniers, les deux clowns, ceux qui font crouler de rire les spectateurs d'un bout à l'autre du concert, tant avec les textes des chansons qu'avec leurs danses, leurs attitudes ou leurs différents gags (tel que couper les cheveux d'un spectateur en quatre). Ces deux recrues de choix se nomment Howard Kaylan et Mark Volman, ils assurent aussi les percussions et viennent tous deux du groupe des Turtles. Ils miment, jouent et chantent à la perfection. Leurs voix sont si parfaites qu'ils se moquent aisément des Platters, Grosby, Stills, Nash and Young ou autres Bee Gees, groupes pourtant réputés pour leurs qualités vocales.

Imperturbable, Zappa avec les doigts de sa main droite commande tout ce beau monde. Les rythmes changent continuellement, le tout swingue d'une manière inimaginable, la machine tourne rond. La deuxième partie du spectacle fut beaucoup plus musicale, moins satirique. Zappa dirigea beaucoup plus et les deux chanteurs qui en première partie étaient plus importants que la musique, passèrent au second plan.

Le 8e Mother pour ce soir Jean-Luc Ponty arriva sur scène et ce fut l'apogée du concert, tous les musiciens se libérèrent et celà donna une demi-heure de délire musical. Les longs chorus de Ponty trouvèrent un écho fantastique chez tous les musiciens. C'est dans ces chorus de notre musicien national que l'on put voir Zappa fermer les yeux pour mieux écouter et jouir de cet élixir musical. Puis, comme propulsé par ce musicien, Zappa nous exprima enfin ses idées fantastiques, malgré sa technique rudimentaire de la guitare. Par cet extraordinaire chorus, il nous fit regretter de ne pas avoir vu ses doigts parcourirent plus longtemps en solo le manche de sa guitare.

Encore une date dans l'histoire de la Pop-music. Huit très très grands bonshommes qui sans se prendre au sérieux, jouent une grande et belle musique. Merci de tout cœur et un mois après, encore bravo les Mothers.

Patrice MICHEL