Frank Zappa : "j'exerce une direction déterminante sur les Mothers"

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Pop Music, December 17, 1970


Zappa, c'est un peu le Zorro de la pop music. Le redresseur de torts vers qui on se tourne toujours en cas de malheur. Avec les Mothers Of Invention il a réussi à devenir une des influences les plus importantes de la Pop Music même si le grand public ne l'a pas encore complètement apprécié. Le 15 décembre il se produisait à Paris, le 16 à Bruxelles et aujourd'hui 17 à Lille au Cinéma le Capitole. Si vous habitez la région ne manquez pas le spectacle.

 

– Je voudrais vous demander d'abord ce qui s'est passé pour « 200 Motels ». Ne deviez-vous pas l'enregistrer pour la TV hollandaise ?

– Si, mais Il y a eu un problème. Ils nous ont appelés pour nous dire qu'ils n'avaient pas de studios à ce moment-là. Nous avions décidé de le passer en décembre, et finalement il a fallu le remettre au mois de mai. À peu près à la même époque, il s'est trouvé que United Artists s'intéressait plus ou moins à nous ... mais je ne veux pas vous en dire plus. Je ne peux pas en parler trop, parce que nous engageons encore des gens en Angleterre pour y travailler. Après la tournée que nous faisons en ce moment et dès que tout sera un peu plus net, Je pourrai vous dire ce qu'il en est.

– Est-ce que vous avez fini d'écrire la musique ?

– Je m'y emploie encore. Je prépare en ce moment une séquence où le bassiste Jeff Simmons effectue sous l'effet de la drogue un « voyage » sur scène, et il y a dans ce morceau une musique intéressante.

– Quand avez-vous commencé à l'écrire ?

– Il y a trois ans. C'était tout d'abord des morceaux que je composais dans des chambres d'hôtel pendant les tournées que nous avons entreprises en 1967. Je les ai simplement gardés et puis je me suis mis à imaginer une histoire à partir de tout ça, compte tenu de tout ce qui peut vous arriver si l'on est assez dingue pour écrire quelque chose de tel. Il y a beaucoup de musique : plus de 1 500 mesures. Le film doit durer 2 heures et demie.

– Je crois que vous avez déjà enregistré plusieurs séquences sur scène aux États-Unis ?

– Actuellement, nous enregistrons quelques morceaux pendant les concerts que nous donnons en province, mais pas avec tout l'orchestre, seulement la moitié. Aux États-Unis, par contre, nous en avons déjà enregistré quelques-uns avec tout l'orchestre.

– En dehors des concerts que vous donnez en Angleterre, que préparez-vous ?

– Nous préparons des tournées en Europe : Stockholm, Copenhague, en Autriche, en France, en Hollande et puis nous rentrons.

– Vous préparez aussi de nouveaux enregistrements ?

– Oui. Je ne sais pas encore quel studio nous allons prendre. Nous avons déjà enregistré chez Trident, mais j'aimerais voir avec plusieurs autres.

– Dans quel but ?

 – Cela servira au film. Les morceaux seront déjà enregistrés et nous n'aurons plus qu'à mettre au point les scènes.

– « Uncle Meat » était la musique d'un film dont vous avez filmé quelques scènes. Vous allez vous en servir pour « 200 Motels » ?

 – J'ai utilisé 40 minutes de ce film. Mais ceux qui soutenaient « 200 Motels » financièrement ont retiré leurs capitaux, et je me suis retrouvé sans argent pour le finir. Il croupit toujours quelque part à la cave. Je le terminerai peut-être un jour, mais je ne m'en servirai pas pour « 200 Motels ».

– Est-ce que vous avez sciemment composé la musique d'« Uncle Meat » pour en faire en quelque sorte un collage des différents styles musicaux apparus depuis 1950 ?

– En fait, la plupart des morceaux remontent bien avant 1950, certains à 1920. C'est comme ça que je travaille. Quand j'écris un morceau, je m'assieds et je l'écris. Mais je ne me dis pas : « Tiens, je vais prendre un peu de ceci et un peu de cela et le coller là ... »

– Dans quelle mesure tenez-vous à diriger les exécutions des Mothers Of Invention ?

 – J'exerce une direction déterminante sur les Mothers Of Invention dans chacun de mes morceaux, mais je leur laisse aussi la possibilité d'apporter leurs propres idées. Au début, quand je leur apporte les morceaux écrits, la première chose qu'ils font est de déchiffrer les notes. Ensuite vient l'interprétation. Je leur laisse d'abord toute liberté. S'ils restent en accord avec ma conception originale du morceau, je retiens leurs ideés. Si, par exemple, je n'aime pas le style de tel ou tel morceau, je leur dis de changer en leur montrant ce que je veux. Plusieurs morceaux (éléments) sont très travaillés, d'autres tout à fait libres et modifiés à chaque concert. De toute façon, les morceaux évoluent très souvent d'une manière différente. Nous pouvons très bien au cours d'une tournée jouer un morceau de la même façon pendant des mois, et brusquement je peux changer d'avis, auquel cas on s'arrange avant l'entrée en scène. J'ai d'ailleurs eu des problèmes avec la partie de guitare solo dans « Call Any Vegetable » ; nous l'avons changée tous les soirs au cours des cinq derniers concerts, afin de l'améliorer.

– Mais vous êtes plus « strict » en studio ?

– Parfois oui, parfois non. Cela dépend. Il y a plusieurs manières d'enregistrer. Parfois, les musiciens jouent comme s'ils donnaient un concert public et j'enregistre ensuite la voix tout en écoutant leur « playback ». En d'autres occasions, on enregistre tous ensemble, parcelle par parcelle ... On coupe, et on garde ce qui est bon ...

– Tout cela doit demander beaucoup d'organisation ?

– Cela demande surtout beaucoup de temps. C'est grâce à l'enregistrement de « We're Only In It For The Money » que j'ai appris le plus en matière de technique. À partir de ce moment-là, j'ai eu à ma disposition tout le vocabulaire nécessaire. Maintenant, quand j'enregistre au studio, je dis à l'ingénieur du son: « Fais ceci ou cela », et s'il connait son métier, ça va très vite ; mais s'il faut que je me mette à le lui apprendre, là c'est franchement la plaie.

– Vous avez gardé le même ingénieur du son, Dick Kunc, pour la plupart de vos enregistrements ...

 – Jusqu'à récemment, oui. Maintenant je n'ai plus d'ingénieur du son attitré. Je me sers simplement de ceux qui sont disponibles quand je suis aux studios. Quand Dick travaillait vraiment, il était excellent, le meilleur que les Mothers Of Invention aient eu, mais il lui est arrivé quelque chose, je ne sais pas quoi au juste.

– Dans « Chunga's Revenge », j'ai l'impression que les Mothers Of Invention ont apporté beaucoup plus d'eux-mêmes que par le passé. Cela ne ressemble plus tellement à votre musique, plusieurs personnalités se font sentir.

– A mon avis, il y a des périodes où la personnalité des musiciens est beaucoup plus apparente au public.

Il y avait dans le groupe Initial des Mothers Of Invention de très fortes personnalités, mais bien trop inaccessibles au public. Il est pratiquement Impossible de définir une personnalité comme celle de Don Preston, par exemple. George Duke, qui occupe à présent la même place que lui musicalement, est plus facile à saisir.

– Est-ce que vous considérez chaque album comme une nouvelle tentative ? C'est certainement le cas pour « Ruben And The Jets », mais cela s'applique-t-il aux autres ?

– Oui, mais il y a toujours un lien avec l'album qui l'a précédé et celui qui est sorti juste après : tout se tient. Par exemple, l'exacte transition entre « Ruben And The Jets » et « We're Only In It For The Money » serait « The Air Escaping From Your Mouth », qui a un accompagnement musical de style 1950 mais avec un texte abstrait ; la transition entre « Ruben And The Jets » et « We're Only ln lt For The Money » correspondrait à quelque chose comme « What's The Ugliest Part Of Your Body », d'un style 1950 avec un texte qui s'apparente à une satire lyrique.

« Chunga's Revenge » avait été conçu à l'origine pour être la suite de l'album « Hot Rats ». Mais, lors de l'enregistrement, j'ai changé la composition des Mothers Of Invention, et décidé d'utiliser les nouveaux membres du groupe afin qu'ils gagnent un peu de fric ...

– Vous tenez un certain nombre de rôles : guitariste, compositeur, chef de groupe, producteur. Y en a-t-il un qui vous tienne particulièrement à cœur ?

– Je fais un tas de différents métiers, et je les envisage en tant que tels. Quand il me faut jouer de la guitare, je joue de la guitare ; quand je dirige une production, Je la dirige ; et quand je compose, je le fais sérieusement aussi. J'aime beaucoup faire tout ça, et si j'ai tout le temps nécessaire, alors je le fais.

– Une légende qui a beaucoup couru à propos des Mothers Of Invention fait allusion aux douze bandes enregistrées pour des albums qui ne sont jamais sortis. Pensez-vous qu'elles paraitront un jour ?

– Dans cinq ou dix ans, dès qu'elles présenteront un caractère historique.

– En d'autres termes, vous attachez plus d'importance à la valeur historique qu'à la valeur musicale d'un album puisqu'il s'agit de le sortir sur le marché ?

– Le problème est que lorsqu'on prend la responsabilité de lancer un album sur le marché, la première chose qu'on doit faire est de vendre, suffisamment au moins pour pouvoir rentrer dans ses frais. En ce qui concerne les bandes dont vous parlez, je suis certain que si j'autorisais leur sortie dans le commerce, je compromettrais la situation financière de la compagnie. Je ne crois pas du reste que ces albums se vendraient, parce que le groupe est un peu tombé et n'intéresse personne pour le moment. Maintenant, il s'est formé sous le même nom un nouveau groupe qui, lui, est en train de faire quelque chose d'intéressant et veut aussi enregistrer. Qu'est-ce que vous voulez que je fasse ? Je ne peux tout de même pas sortir les vieux trucs que j'ai en réserve et refuser d'enregistrer le groupe avec lequel je travaille maintenant ? Ce ne serait pas très juste vis-à-vis d'eux, et il n'y a aucune raison pour qu'ils s'effacent derrière les autres.

– Quel est, selon vous, l'album qui représente la meilleure réussite sur le plan musical ?

– J'aime beaucoup « Uncle Meat », je pense qu'il a été très bien fait. Et j'ai l'impression que la bande sonore de « 200 Motels » sera le grand éclat de l'année.

– Ce sera un double album ?

– Il y aura peut-être même quatre disques. Notre contrat avec ... ; enfin, je ne peux pas vous en parler.

– J'ai lu quelque part que Captain Beefheart ne s'était pas montré particulièrement satisfait de ce que vous aviez fait de « Trout Mask Replica » ?

– Les réactions de Beefheart sont les plus inattendues et les moins justifiables. Dès que l'album a été fini - c'était à Pâques tout le groupe au grand complet est venu chez moi écouter le nouvel album. D'après eux, rien n'avait été mieux fait, c'était fantastique, etc. Bref, pendant des heures et des heures, ils ont continué à me dire combien le résultat était exceptionnel. La dernière chose que j'apprends : Beefheart refuse de remettre les pieds chez moi. On [... the next page is missing]