Zappa génie ?

By Philippe Constantin

Rock & Folk, December 1968


Sur Frank Zappa et ses Mothers of Invention, Philippe Constantin a une opinion bien définie.

Le drame de celui qui scribouille au sujet de la musique, c'est qu'il se trouve forcément un jour devant un phénomène nouveau qu'il ne comprend pas. Le critique pose comme postulat qu'il ne peut pas se tromper. Il en tire naturellement le corollaire suivant, que c'est donc la musique qui se trompe. La musique classique s'est « trompée » avec Wagner, Berlioz ou Bartók, tous assassinés par la critique en vogue de l'époque.

Le jazz, lui, s'est « trompé » au moment du be bop, contre Hughes Panassié. Aujourd'hui, il se trompe encore, contre ... (je tiens à ma vie : ils sont trop nombreux). La pop-music et c'est la marque d'un art adulte risque bien de se tromper.

Et les responsables de cette déplorable erreur ne sont autres que les Mothers of Invention, qui contestent avec obstination que l'essence de la pop-music soit « la recherche du joli ».

L'arrivée des Mothers, et leur succès, correspondent à un état de crise dans cette musique. Dans ces périodes de crises on l'a vu dans des domaines extra musicaux la simplification de l'argumentation : marche à plein, et l'on voit déjà se dessiner l'affrontement titanesque entre lés Bons prenons les Beatles, par exemple, et les Vilains ceux qui détruisent 'tout, les Mothers. Le tout est d'être du côté de ceux : qui vont gagner, avec tout de même une pointe de modernisme : voyez, j'aime beaucoup le Jefferson Airplane, donc je suis dédouané de ce côté-là, on ne peut pas m'accuser d'être réactionnaire. (Remarquons simplement que l'Airplane ne remet en cause aucun courant de la pop-music en question, il représente simplement ce qu'il y a de plus élaboré, ou même sophistiqué).

Mais il n'est pas question de présenter l'irruption des Mothers en terme de conflit. Le conflit d'abord, ça n'existe pas en musique. Alors on exhume les vieux arguments rouillés qui ont déjà servi cent fois. Le be bop, le free ont été déjà décrits comme des régressions du jazz au point de vue technique, avant que l'on veuille bien remarquer que les nouveaux musiciens créaient un langage entièrement neuf et qu'il était ridicule d'appliquer à ce nouveau système les 'critères critiques se rapportant à un autre système. De même, parler de technique a peut-être un sens pour Frank Sinatra, mais rigoureusement aucun pour les Mothers. C'est pourtant ce que l'on fait.

La musique des Mothers constitue un système dans lequel la notion de beauté, telle qu'elle est couramment admise, n'a pas de place. Cette « beauté » dont certains regrettent l'absence chez les Mothers, et dont Zappa se fiche complètement, n'est finalement qu'une espèce de diplôme décerne par la société a une forme idéale qu'elle privilégie. Et le fait qu'aux USA surtout, ce soit la jeunesse qui le décerne ne change rien au problème. Ce concept « beauté » établi par une société complètement déliquescente ne peut être que parfaitement frelaté.

Et c'est à ce niveau qu'on peut juger de l'apport révolutionnaire des Mothers. On peut tout au moins l'apprécier en analysant les tentatives de récupération dont ils sont l'objet. Récupération par la bouffonnerie, récupération par la maladie mentale, ou par la protestation, celle-ci étant la plus sournoise. Le raisonnement est simple : on raccroche le phénomène à quelque chose de connu et déjà assimilé. Comme ils n'ont pas l'air spécialement heureux ou bien nourris, c'est qu'ils protestent. On raccroche donc, bon an mal pied, leur musique au courant du protest song. Mais les Mothers vont « trop» loin – des gauchistes, en somme –, il s'agit d'un protest song « amplifié », par rapport à celui des représentants officiels, Bob Dylan (mais a-t-il jamais fait du protest song?), Joan Baez (a-t-elle jamais fait autre chose que « radoter de charmantes ballades » ?), et legrand-le-pur-l'intègre Pete Seeger (mais ne proteste que celui qui est en gros d'accord avec le système). Du moins ces derniers ont-ils le mérite de protester esthétiquement, « sur de jolies mélodies » : chouette contestation que celle qui se fait dans un cadrè défini par la société qu'on rejette.

Mais la faille, c'est que les Mothers né peuvent pas protester esthétiquement, car justement ils ne protestent pas. Les Mothers ne cherchent pas à convaincre ; ils savent qu'on ne convainc qu'au prix d'une dénaturation ou d'un artifice du raisonnement, qui peut être ici justement une « jolie mélodie ». Un missionnaire ou un délégué de la CGT peuvent fredonner sans arrière-pensée « We shall overcome », mais ils regarderont à deux fois avant d'entonner « Invocation and ritual dance of the young pumpkin ».

Les Mothers ne protestent pas, ils représentent. Ils sont un miroir grotesque (à peine) d'une civilisation qu'ils savent en pleine décrépitude. Cette société qui aime tant à se contempler dans ses productions artistiques, ils lui présentent une image déformée et ridicule. Magique, la théorie de Zappa l'est en ce sens qu'elle suppose que la société, de se voir hideuse, crèvera d'elle-même. Mais elle a un autre but, et la violence avec laquelle Zappa affirme son système trouve là son sens, c'est de jeter les jeunes Américains dans l'action.

Il ne s'agit plus ici simplement 'de raillerie ou de contestation, et Zappa rejoint, comme l'a justement noté Philippe Paringaux, Archie Shepp ou Albert Ayler. Il marque comme eux une rupture décisive d'avec la musique antérieure. Les Mothers ont apporté une nouvelle conception de grande musique populaire dont il est déjà possible d'apprécier la richesse, du moins au niveau rythmique ou mélodique.

Ils ont en tout cas fait franchir à la pop-music le pas dérisoire du « joli ». On ne parlait pas encore de beauté pour cette musique. On la sent passer ici. A l'instar de Rimbaud – et d'Ayler, comme le notait brillamment Yves Buin (in Jazz Hot N° 228) – Zappa a mis la beauté sur ses genoux et l'assassinée. Pour en faire naître une autre.

Non, les Mothers n'ont pas choisi l'insulte contre la poésie. On ne peut pas choisir l'insulte contre la poésie, car la poésie est l'insulte.

Les Beatles ont des années d'avance – il est de bon ton de le proclamer – (« Streets Ahead » : Melody Maker). Je ne le pense pas : ils sont juste un peu en avance. C'est pour cela que le public les suit si bien.

Les Mothers of Invention sont plus loin. – PHILIPPE CONSTANTIN.