Au secours! Voila les Mamans!!!

By Philippe Rault

Rock & Folk, November & December, 1967


A New York, j’ai rencontre Frank Vincent Zappa, leader du groupe le plus controversé des États-Unis, les Mothers of Invention. Leurs deux premiers albums 33 t, «Freak Out» et «Absolutely Free», sont des best-sellers en dépit d’un barrage systématique sur la quasi-totalité des antennes américaines. Partout où ils passent en public c’est le scandale, parce qu’ils attaquent pêle-mêle gouvernement américain, la société américaine en général, la vie sexuelle de la citoyenne américaine en particulier, les hippies et les disciples du LSD, la mauvaise «pop music» et le Creamcheese, cette pâte incolore, inodore et sans saveur qui, Outre-Atlantique, est supposée remplacer le fromage. . . la seule chose qu’ils respectent: la musique; pas une musique harmonieuse et délicate, mais plutôt un mélange de Free Jazz, de Musique électronique, de Musique contemporaine. De quoi épouvanter les oreilles non averties. . .

Cependant je tiens à souligner que les huit Mothers of Invention sont les musiciens qui m’ont le plus impressionné pendant mon séjour de deux mois et demi aux USA. Voici les confidences de leur leader, Frank, une des personnalités les plus extraordinaires que j’ai jamais rencontrées dans tout le show-business.

Frank, vous terminez en ce moment un spectacle qui dure depuis environ cinq mois ici Greenwich Village, au Garrick Theatre. Vous et les Mothers originaires de la Californie et vous avez toujours vécu là-bas. Quelle impression cela fait-il à un indigène de la West Coast de vivre cinq mois consécutifs New York?

Au début, j’ai beaucoup apprécié la différence de pression policière qui existe sur un individu entre New York et Los Angeles. La police est relativement meilleure New York mais la ville est si sale que je crois que c’est certainement l’un des endroits les plus sales au monde.

Il faut dire que la police Los Angeles est assez épouvantable!

Oui, exactement comme sous le régime nazi en Allemagne. . ..

Il me semble qu’à San Francisco, par contre, la situation est plus libérale, les rapports jeunesse-force de l’ordre sont un peu plus décontractés?

Oh! la situation est à peu près identique entre New York et San Francisco. Appelez cela plus libéral si vous voulez! En réalité l’état de choses en ce qui concerne l’activité de police aux États-Unis est plut effrayant l’heure actuelle. Je pense que les étrangers qui de nos jours visitent les grandes villes américaines sont souvent stupéfaits par ce qu’ils voient et par les actes de violence dont ils sont les témoins.

Selon vous, quoi se limite l’activité normale d’un agent de l’ordre public?

Un agent de police est ici aux Etats-Unis l’employé d’un des divers États. Il a un supérieur qui lui donne des instructions et ce supérieur a des opinions et des attitudes qui bien souvent sont très éloignées de l’esprit de la loi. La lettre et l’esprit de la loi sont deux choses bien différentes. Les chefs de la police américaine ont une interprétation assez spéciale de ce qu’est la loi et de ce qu’elle devrait dans certaines communautés. Dans la rue, l’agent de police a tendance à porter des jugements de valeur sur les jeunes aux cheveux longs, sur les membres de minorités raciales et son attitude en est complètement déformée. . .

L’esprit de la loi et son application pratique, je crois que partout dans le monde il y a une différence énorme entre les deux. . .

Je ne connais pas encore beaucoup d’autres pays dans le monde, mais j’espère que la situation est meilleure. Il y a quelques semaines, j’ai passé trois jours Londres et Copenhague et là-bas tout a l’air si paisible, tranquille, propre et agréable en comparaison de la vie New York. . .

Vous allez bientôt faire une tournée en Europe, qu’attendez-vous de ce voyage?

Eh bien! tout d’abord je veux me rendre compte exactement s’il y a une véritable barrière linguistique et dans quelle mesure les gens pourront comprendre ce que nous taisons. J’espère que ce ne sera pas trop décevant; je ne pense pas que notre public européen comprendra immédiatement ce que nous jouons; nous essaierons d’expliquer le plus possible afin que l’auditoire ne soit pas laissé trop dans l’obscurité. Vous n’avez pas en Europe les mêmes situations sociales qu’aux Etats-Unis et la majorité de nos chansons sont écrites propos de situations sociales qui n’existent qu’aux Etats-Unis. En conséquence nous allons passer beaucoup de temps à formuler des explications. . ..

On est toujours étonné lorsque l’on apprend que les Mothers of Invention ne font pas de la musique psychédélique En fait, vous n’aimez pas du tout cette appellation. Pourquoi?

La manière dont on utilise la musique psychédélique aux États-Unis est purement frauduleuse. Je vais d’ailleurs vous dire une chose j’ai l’intention de me servir de cette fraude Le terme «psychedelic» est une marchandise d’emballage. C’est l’équivalent d’un nom de marque sur un papier de savon. L’appellation «psychedelic» représente toute musique qu’une maison de disque américaine essaie de rendre commerciale et vendable un marché de très jeunes adolescents attirés par une forme bizarre de rock’n’roll. Toute musique un peu étrange et qu’on ne peut pas bien classifier sous l’étiquette rock ou R’n’B ou folk-rock sera placée sous l’indication psychedelic. C’est tout simplement de la fraude. . . Maintenant, Londres, j’ai été très étonné de découvrir des groupes qui jouent vraiment de la musique psychédélique. J’ai vu là-bas le Pink Floyd et j’ai écouté des disques par un groupe dénommé «Tomorrow» et je pense qu’ils sont vraiment excellents. . .. Il y a une chose bizarre qui se produit lorsque les Anglais s’intéressent la musique américaine. . . comme l’époque où les Rolling Stones ont commencé à jouer du rhythm and blues. . .. ils avaient écouté de vieux disques de rhythm and blues américains et avaient essayé de copier ce style; sans le vouloir ils ont ainsi débouché sur une manière de jouer qui est devenue vraiment «les Rolling Stones». Nous retrouvons la même chose avec la musique psychédélique; les groupes anglais ont cru qu’aux États-Unis il existait une musique psychédélique; ils y ont cru, ont essayé d’imiter ce qu’ils avaient entendu sur les disques, et en fin de compte ce sont eux, et non les Américains, qui ont trouvé le véritable idiome psychedelic. . . J’en suis d’ailleurs très content parce que ces deux groupes – le Pink Floyd et Tomorrow – sont tout fait exceptionnels.

J’ai moi-même entendu le Grateful Dead et Big Brother et je dois avouer que leurs chansons n’ont rien de très avant-gardiste. C’est simplement du rock, souvent d’ailleurs influencé par le country and western. . ..

Ça n’est même pas du rock, c’est une forme très faiblarde de rhythm and blues; voilà des musiciens qui essaient de prouver au monde qu’ils ont beaucoup de «soul», ils essaient très fort de chanter comme des Noirs mais ça ne marche pas!

Les Mothers of Invention, dans quelle catégorie de groupe pourrait-on les classer? Est-ce du rock, de la musique électronique, de la satire sociale, du free jazz? Comment vous, Frank Zappa, définissez-vous votre groupe?

Je pense que nous faisons «de la musique contemporaine», c’est-à-dire une forme artistique qui est liée notre environnement social actuel. Ce que nous jouons peut difficilement être classifié comme du rock’n’roll; si on doit nous définir, avant tout je pense que nous sommes non-rock. Notre matériel musical est en grande partie dada le reste comprend toutes les choses bizarres et inexplicables qui se déroulent sur la scène pendant le spectacle. Il y a un certain nombre d’événements que nous ne pourrons jamais enregistrer parce que, pour les comprendre, il faut en les témoins visuels directs. Nous effectuons en scène des gestes et des mouvements physiques qui parfois tiennent de la chorégraphie, parfois arrivent volontairement, parfois sont de purs accidents et parfois impliquent une participation de l’auditoire. Des choses tr étranges se sont passées sur la scène du Garrick Theatre ici New York; ainsi l’autre soir une fille est montée sur la scène elle devait mesurer environ 1,50 m et elle avait les cheveux totalement hirsutes. Mes cheveux sont déjà assez libres, mais les cheveux de cette jeune personne étaient vraiment incroyables.

Une petite fille d’à peu près dix-huit ans, avec des lunettes noires, des sandales, portant deux sacs provisions et une flûte… Donc elle grimpe sur la scène, dépose ses sacs provisions, se colle la flûte dans la bouche et de toute évidence subit une attaque épileptique devant les spectateurs absolument stupéfaits. Naturellement, nous ne l’avons pas arrêtée c’était assez extraordinaire. . . Elle est restée là environ une demi-heure quand elle a eu fini nous nous sommes dit bonsoir, elle est repartie et personne dans le public ne savait plus quoi faire. . .

Est-ce que votre musique est proche du happening? Vous-même avez-vous déjà pris part des happenings?

Oui, notre musique est en permanence un happening. Chaque show est différent. Les chansons demeurent relativement les mêmes, mais leur ordre est sans cesse bouleversé, elles s’imbriquent les unes dans les autres ou se suivent sans temps mort. Il nous arrive de jouer trois quarts d’heure consécutifs sans nous arrêter. Souvent le public reste hypnotisé et la fin des morceaux il en oublie d’applaudir. . . Personnellement je n’ai pris part qu’à un seul happening; c’était Ucla en Californie. J’avais amené quelques-uns de mes enregistrements privés. . .

Parlant d’enregistrements, vous venez de terminer un 33 t de musique d’avant-garde dont vous êtes le compositeur et le chef d’orchestre, pour Capitol. . .

Non, au départ ce devait pour Capitol et puis MGM (qui sort les disques des Mothers aux États-Unis) a eu peur que Capitol gagne trop d’argent et leur a racheté l’album complet.

Cet album s’appelle «Lumpy Gravy»?

C’est un ballet musical; il n’y a aucune chanson.

Vous en avez écrit la musique. Depuis combien de temps écrivez-vous?

Depuis l’ de quatorze ou seize ans.

Votre principale influence a été la musique électronique et la musique contemporaine. Qui spécialement?

Varèse, Boulez, John Cage, Stockhausen, Stravinsky, Bartok, Schoenberg. Je pense que dans le domaine de l’orchestration Varèse est le maitre. Sa manière de combiner les instruments était très scientifique. Certains instruments associés ensemble produisent des surtonalités qui ont une vie bien elles si elles sont traitées correctement dans un environnement sonore. Varèse dans ses partitions, donnait des instructions aux musiciens pour que ceux-ci poussent leurs cuivres jusque dans leurs retraites les plus profondes afin d’obtenir ainsi des structures totalement inharmoniques.

Qui d’autre admirez-vous aussi parmi les compositeurs vivants?

Stravinsky et Boulez. Stockhausen également.

Vous avez entendu parler des travaux du «Groupe de Recherche de l’ORTF» Paris?

J’ai peu suivi leurs travaux jusqu’ maintenant mais dès que j’aurai le temps, je veux écouter les dernières œuvres de Xenakis qui, m’a-t-on dit, sont assez extraordinaires. Pourquoi les jeunes n’achètent-ils pas des disques de Iannis Xenakis?

C’est peut-être parce que pour l’instant on ne leur propose que les Monkees?

Écoutez, si on mettait autant d’argent dans la promotion de Xenakis qu’on le fait pour les Monkees, les teenagers achèteraient les disques de Xenakis.

Ils les achèteraient peut-être mais y comprendraient-ils grand-chose?

Vous croyez qu’ils comprennent l’affaire Monkees? Qu’ils comprennent les Monkees – et je n’entends pas seulement leur musique! Qu’ils comprennent que des businessmen gourmands quelque part dans un bureau s’assoient et imaginent diverses manières d’enfoncer dans la gorge du teenager moyen un produit manufacturé, qu’il le veuille ou non, de retourner sa manière de penser par des méthodes secrètes dont nous ignorons même la nature?

Dans le cas des Monkees, il faut dire que les jeunes Américains sont assez poussés par leurs parents. . .

Eh! bien, est-ce que la bénédiction des parents excuse quoi que ce soit?

Et du point de vue philosophique? Vous vous rattachez au mouvement provo je crois?

Oui; malheureusement, il n’existe pratiquement pas de mouvement provo aux États-Unis. Et d’après ce que je comprends, c’est en train de mourir Amsterdam aussi maintenant. . .

Qu’est-ce qu’un «Love-in» ou un «Be-in» pour vous?

Un «Love-in» est un événement très dramatique, suivant lequel une bande de teenagers, parfois d’adultes, souvent d’attardés mentaux se réunissent dans un endroit public et prétendent s’aimer les uns les autres; afin de prouver au monde que l’Amour existe encore; en fait pour se prouver eux-mêmes que l’Amour existe toujours. Mais aucun d’entre eux n’y croit vraiment et je pense qu’il vaut mieux qu’ils n’y croient pas parce que s’ils y croyaient, alors leur cas deviendrait grave. L’Amour n’existe plus.

Voilà une opinion bien pessimiste

Entendons-nous, je ne parle que d’un point de vue strictement américain. Je ne sais pas où en est le problème en Europe mais aux États-Unis, de nos jours, il y a tellement de gens qui partout affirment et crient «I love», «I love» que l’on se pose vraiment des questions propos de leur sincérité. . .

C’est comme en hiver lorsqu’il fait -10°, et que l’on crie «j’ai chaud, j’ai chaud»!

C’est comme siffler dans l’obscurité pour ne pas avoir peur.

Que pensez-vous du nombre impressionnant de jeunes drogués dans votre pays. Utilisez-vous une drogue quelconque vous-même?

Non, je n’utilise aucune drogue personnellement. D’ailleurs j’en ai assez de répondre dans les interviews que je dénonce l’usage de la drogue. Je ne pense pas que l’usage de la drogue soit mauvais. Du moins n’est pas pire que de voir son père et sa mère se saouler à mort! Si les gosses veulent s’envoyer en l’air et pénétrer dans un domaine de la conscience où ils sont «stupéfiés», s’ils réussissent éliminer pour 10 ou 15 minutes leur environnement habituel et quelques instants une atmosphère de vie tolérable, je ne vois rien de mal cela. Je pense que c’est parfait.

Est-ce que vous pensez que la drogue stimule vraiment la créativité artistique?

J’ai utilisé diverses drogues moi-même durant mon adolescence et j’ai composé certaines choses sous l’influence de substances chimiques. Plus tard, je me suis penché sur ces «œuvres» et je me suis rendu compte qu’elles n’avaient aucune valeur. J’ai eu honte de ce que j’avais fait!

J’ai constaté un manque certain de maturité dans la jeunesse américaine. Cela doit expliquer beaucoup de choses. . .

Certainement. Mais c’est là une conséquence normale de notre système d’éducation qui cherche maintenir le niveau intellectuel du public si bas que celui-ci gobe tous les slogans publicitaires des industries de consommation courante. Avoir aux Etats-Unis une civilisation intelligente et cultivée serait très dangereux. Imaginez un peu, si tout le monde se mettait réfléchir sur les slogans des agences de publicité, on ne vendrait plus aucun produit, les usines fermeraient leurs portes, le niveau de vie tomberait. Il faut vraiment idiot pour acheter ces produits et le travail de nos écoles et de nos universités est de maintenir les gens dans leur ignorance afin qu’ils demeurent des consommateurs de premier ordre. La machine est parfaitement rôdée comme vous pouvez le voir!

Quelle est votre position politique en ce moment?

Je suis « intéressé» . . . c’est a horrible à observer, mais néanmoins je suis «intéressé».

Revenons au domaine de la musique. Pour vous, c’est la seule chose vraiment digne d’intérêt dans l’existence. . .

C’est peut-être la seule chose pour laquelle j’ai encore de la considération, la seule chose que je respecte. . .

En dehors de la musique contemporaine et de la musique électronique? Aimez-vous le jazz et le rhythm and blues?

Oui, j’aime beaucoup le R’n’B, Willi Mae Thornton, Howling Wolf, Muddy Waters, Johnny «Guitar» Watson, Slim Harpo. . .

Ce sont là des artistes déjà assez anciens?

C’est le blues que j’entendais quand j’étais gosse. Cette musique était populaire aux États-Unis entre 1955 et 1958. Je sais qu’en France et en Europe, on ne sort maintenant que certains de ces vieux disques. . .

suivre)

On a beaucoup parlé, sans savoir très bien ce que c’était, de «Uncle Meat». Pouvez-vous nous fournir des explications à ce sujet?

«Uncle Meat» est une jeune personne dont la véritable identité est Sandy Herbits [Hurwitz]. Maintenant, si vous sortez aux États-Unis un disque sous un nom pareil, c‘est le bide certain.Mais s‘il s‘agit d‘un être au physique agréable et que vous l‘appeliez «Uncle Meat», alors le disque marchera. Il se peut que vous autres, en Europe et à Paris, vous ayez quelques difficultés à comprendre ce raisonnement, mais chez nous il en va ainsi. Sandy a beaucoup de talent, elle compose d’excellentes chansons et les interprètes encore mieux. Au moment de Pâques, cette année, elle participait à notre show au Garrick, après quoi, elle est partie se défouler du côté de San Francisco. . . elle s‘est mis des plumes et des fleurs dans les cheveux, des clochettes autour du cou et a participé à la tournée du Grateful Dead. . . les vacances du teenager américain moyen en somme. . .

Et puis elle est revenue vers les Mothers?

Oui, elle a vite compris : elle est rentrée précipitamment à New York, où nous allons l‘enregistrer dans un proche avenir.

Au fait, comment l’avez-vous découverte?

Le plus simplement du monde. Elle est arrivée un jour au Garrick, s‘est installée, a fait connaissance avec les membres du groupe et ne nous a plus quittés. Ça n‘est que bien plus tard que nous avons découvert, à notre plus grande stupéfaction, qu‘elle savait chanter formidablement bien. Nous avons alors décidé de l‘enregistrer et d’exploiter ses talents auprès du jeune public. . .

N’y a-t-il pas là une contradiction avec votre attitude sociale? Vous travaillez comme des capitalistes alors que chacune de vos oeuvres attaque le système capitaliste?

Il n’y a pas de contradiction. Nous utilisons les mêmes procédés qui servent à vendre des machines à laver, des onguents pour les hémorroïdes ou de la crème fraîche. Grâce à ces procédés, j‘ai pu attirer l‘attention du public sur mon groupe et sur d‘autres artistes comme «Uncle Meat».

Vous êtes prêts à utiliser, donc, les armes mêmes des gens que vous attaquez? Vous rejetez complètement les méthodes de réaction passive des hippies?

Tout d’abord, les hippies sont incapables de détruire le système. Ils n’en ont pas le temps, ils sont trop occupés à se «défoncer», à rechercher leurs paradis artificiels. Deuxième raison : ils ne savent pas comment agir; ce sont encore des gosses. . .

La seule manière pour agir efficacement contre un système de vie aussi épouvantable que celui des États-Unis, c’est d’utiliser les propres armes de ce système contre lui-même. Les gens qui se trouvent à la tête du pays actuellement sont si gourmands qu’ils préféreraient gagner un dollar plutôt que d’essayer de se rendre compte de ce qui se passe vraiment. Ils ne pensent pas dans l‘avenir, ils manquent totalement d’imagination, et le jour où vous laissez mourir votre imagination, alors vraiment vous vous trouvez dans une situation difficile. . . parce que la personne qui peut prévoir les choses que vous êtes incapable de prévoir possède automatiquement un avantage sur vous. . .

Que pensez-vous des philosophes beat, tel Ginsberg?

Je ne me sens aucune affinité envers des personnages du genre Ginsberg ou Timothy Leary. . . ou Billy Graham. . .

. . . Le patron du Fillmore Auditorium?

Non, pas celui-là. Le Billy Graham du Fillmore est un rude businessman et en conséquence, il ne mérite que mon admiration. . .

Ne prédicateur alors?

Oui, ce Billy Graham-là. Je crois que lui, Timothy Leary et Allen ginsberg, en fin de compte ce sont un seul et même personnage, mais habillé de trois manières différentes.

Pour revenir au sujet de la musique, vous nous avez déjà dit que vous aimiez la musique contemporaine; que pensez-vous par ailleurs de l’engouement actuel pour les sonorités orientales?

J’aime beaucoup les musiques orientales. Mais je suis intimement persuadé que, par exemple, la musique indienne doit avant tout être écoutée aux Indes, et non dans une atmosphère de rock comme aux Etats-Unis-Unis. Je veux dire par la que, transposée dans un environnement pop, cette musique perd sans nul doute sa signification profonde. Ça, n‘est plus qu’un gimmick… Ravi Shankar au Festival de Monterey, encore des leçons de sitar à l’Indian Music School de Los Angeles, pour moi ça n’a vraiment rien d’excitant. . . L’une des raisons pour les quelles les hippies aiment la musique orientale, c’est parce que . . . c’est différent. Peut-être que je n’y comprends absolument rien, mais il y a une chose dont je suis sûr, c’est que mon père et ma mère détestent ça. Si j’aime cette musique, ils seront bien embêtés. . . Les hyppies recherchent avant tout les déguisements bizarres et les causes impopulaires. . . juste pour être différents. . . c’est la tactique de l’autruche, la tête dans le sol pour éviter les véritables problèmes!

Etre différents plutôt que de se conformer aux règles d’habitude en usage dans la société, ne pensez-vous pas que c’est l’attitude saine de gens qui cherchent quelque chose d’autre, qui veulent se dégager de la routine et du lavage de cerveau quotidien?

En fin de compte, leur position sociale n’est qu’un conformisme inversé. Conformisme qui se manifeste d’une autre manière, mais conformisme quand même. Ils ont formé une société parallèle; les mêmes événements se produisent, à la différence qu’ils sont vêtus d’une étrange façon. La majorité des hyppies sont aussi prêts à suivre les théories de Ginsberg, Leary et autres idoles de cette espèce, que les citoyens normaux sont prêts à suivre les paroles de Lyndon Johnson ou des autres marchands de canons des États-Unis.

Pris entre les straight people, les citoyens américains normaux, et les hippies, est-ce que les Mothers of Invention réussissent à faire parvenir leur message jusqu’au public?

Non, pas complètement. Il y a d’abord un problème matériel, celui de la langue. Aux États-Unis, on parle très différemment de New York à La Nouvelle-Orléans, il y a de nombreuses choses que nous disons et qui sont incompréhensibles pour un tas de gens. Le second problème, c’est que les choses qui nous intéressent passent bien au-dessus de la tête de l’Américain moyen et de la jeunesse américaine d’aujourd’hui. L a majorité des jeunes aux États-Unis se désintéresse complètement de la politique; pour que notre message, si message il y a, parvienne jusqu’à eux, il faudrait qu’ils aient le minimum d’attention indispensable pour agir et essayer de changer les choses.

Croyez-vous qu’en Europe, les jeunes soient plus conscients du phénomène politique?

J’en suis convaincu et la meilleure preuve en est le mouvement provo à Amsterdam. La jeunesse devrait aux États-Unis prendre en main elle-même ses intérêts. Les moins de 25 ans représentent 55 % de la population américaine; or ce sont des gens entre 50 et 70 ans qui gouvernent le pays, des gens complexés par une éducation trop rigoureuse et puritaine. La jeunesse actuelle est beaucoup plus libre, dans le domaine sexuel entre autres, mais aussi parce que les valeurs sont différentes. L’élément gouvernant de la nation est en permanente réaction contre elle . . . pourquoi ne se retire-t-il pas, ne laisse-t-il pas la place à ses successeurs? Si la nouvelle génération prenait les commandes, les aines n’auraient pas a en souffrir papa et maman n’auraient pas à en souffrir! Ils pourraient prendre alors une confortable retraite sur leurs terres. . . quelque part au Texas!

Quelle est votre opinion sur la question raciale dans votre pays?

Il fallait s’en occuper il y a un siècle. Tout d’abord, ce problème n’aurait jamais dû exister, mais enfin, il existe et je ne pense pas que les révoltes améliorent la situation. La seule chose qu’elles aient pu amener c’est la prise de conscience par les Blancs du fait que la masse des gens de couleur n’était pas heureuse de son sort. . . En tout cas il ne faut pas trop espérer brûler deux cents pâtés de maisons la veille et trouver l’égalité raciale le lendemain matin!

Vous avez des amis parmi les Noirs?

Je n’ai pas d’amis. . . ou presque pas! Le producteur de nos enregistrements est un Noir, Tom Wilson. C’est un type formidable, nous nous entendons bien. . . Tom Wilson est le producteur d’avant-garde aux Etats-Unis depuis douze ou quatorze ans. Il a été le premier à enregistrer Cecil Taylor; c est lui qui a produit la plupart des disques de Dylan. Il y a deux ans, il a convaincu Dylan d’électrifier sa guitare et d’adopter une forme de musique Top 40 afin de toucher un public beaucoup plus vaste. Si Dylan n’avait pas réussi à faire passer sur les ondes ses chansons engagées, il est certain que le protest n’aurait jamais existé sur une échelle nationale et internationale. Tom a également enregistré le Velvet Underground. Beaucoup de gens n’aiment pas ce groupe et, moi-même, je réserve mon opinion sur ce qu’ils font en scène .. mais j’aime leur album, c’est exactement la folk music du New York de la perversion.

Frank, vous êtes l’un des musiciens les plus actifs que j’aie rencontrés aux États-Unis. Vous travaillez vingt-quatre heures sur vingt- quatre?

Dix-huit heures sur vingt-quatre seulement!

Acomposer surtout?

Non, d’ailleurs, c’est un problème qui me tracasse en ce moment, depuis trois mois je n’ai pas trouvé le temps de travailler sérieusement sur de nouvelles oeuvres. J’ai composé beaucoup de chansons, mais au départ ce sont les compositions pour orchestre qui m’intéressent. Écrire une chanson, c’est le b, a, ba, il suffit de plaquer quelques accords et de chercher un peu les paroles, écrire pour un orchestre c’est une autre paire de manches. Les conditions dans lesquelles j’ai écrit «Lumpy Gravy» étaient assez délirantes, j’avais onze jours pour composer et enregistrer ce ballet, au même moment ma femme et moi avons été expulsés de notre domicile à Hollywood, nous avons dû déménager, chercher une nouvelle habitation et, pratiquement, j’ai composé «Lumpy Gravy» entre deux motels, dans des conditions assez bizarres. . .

Vos propriétaires vous ont mis à la porte! Qu’est-ce qu’on pense des Mothers à Los Angeles? Au fond, qu’est-ce qu’on pense des Mothers aux Etats-Unis?

Je ne pense pas que les Américains soient très enthousiastes à l’égard des Mothers. Il y a quelques personnes qui nous trouvent formidables, mais la majorité est encore convaincue de la supériorité des Monkees. . . et après tout, peut-être ont-ils raison!

Peut-etre ont-ils raison?

Oui, en tout cas les Monkees sont propres et ils ne présentent rigoureusement aucun danger. Qu’on se le dise!

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